“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
À la fin du XIXe siècle, un paysan roussillonnais exprimait le souhait de ne pas mourir avant d’avoir vu Carcassonne, dans un poème de Gustave Nadaud plus tard chanté par Georges Brassens. Moins prosaïque, Boris Vian écrivait en proie à la dépression : “Je voudrais pas crever / avant d’avoir connu / les chiens noirs du Mexique / qui dorment sans rêver”, et s’ensuivait une liste de “tant de choses à voir / à voir et à z-entendre”. Trente ans plus tard, c’était au tour de Georges Pérec d’énumérer à la radio “50 choses à ne pas oublier de faire avant de mourir” : prendre le bateau-mouche, passer le cercle polaire, voir les îles Kerguelen.
Le supporteur, lui, ne veut qu’une chose : voir son club sacré champion. À la télé, ses idoles paradent au bras de superbes femmes ou pilotent des voitures de course, mais il ne se dit pas pour autant : “comme ce serait bon de passer une nuit avec un top-modèle” ni ”si je pouvais faire un tour au volant d’un de ces bolides”. Il veut voir son club champion mais n’ignore pas que c’est une chose qui n’est pas plus équitablement partagée que la richesse ou la beauté. On ne naît pas égaux : certains viennent au monde avec une cuillère d’argent dans la bouche ou supporteurs de clubs prestigieux, d’autres pauvres et n’héritent de leur père rien d’autre que la passion pour un club qui ne gagnera jamais rien.
En France, un pour cent des plus riches se partagent un quart de la richesse, et deux clubs ont remporté onze des seize titres de champion de ce siècle. Pays des inégalités, soupire le supporteur de petit club, qui observe ceux de ses concitoyens qui ne savent pas quoi faire de leur argent et ces clubs pour qui remporter le championnat ne signifie plus grand-chose. Le Paris Saint-Germain est champion pour la quatrième fois d’affilée, sacré à huit journées de la fin au terme d’une victoire record contre Troyes (0-9). À ce niveau, ce n’est même plus de la gourmandise, c’est l’orgie romaine, la grande bouffe. Le petit supporteur dont le club se bat contre la relégation observe résigné, danse devant le buffet, comme Tantale aux Enfers. Il se dit que c’est peut-être un peu trop, qu’il faudrait de la décence, et finit par admettre qu’il ferait pareil si seulement un jour…
En attendant, il se fiche bien des Kerguelen et du cercle polaire de Pérec, ou des “singes à cul-nu / dévoreurs de tropiques” de Vian. Il ne tient pas non plus à voir Syracuse “avant que sa jeunesse s’use”, les jardins de Babylone et les palais du Grand Lama, comme Yves Montand. Ses désirs sont ceux des gens simples, le genre à vouloir voir Carcassonne si le FAC ne végétait pas en CFA2. Comme dans la fable du laboureur, il a hérité d’une terre ingrate mais croit dur comme fer qu’un “trésor est caché dedans”. Courage, persévérance et patience sont ses récompenses, vertus des petits et des humbles, mais lui espérait découvrir une coupe dorée, une médaille, un trophée…
Pour le supporteur de petit club, le football est une école de patience. Le terrain est ce champ de la fable qu’il faut creuser, fouiller, bécher, saison après saison, en maintenant toujours vivace la plante de l’espoir, malgré les inondations et les sècheresses, malgré les défaites et les relégations. Le supporteur de petit club, c’est le laboureur de La Fontaine, et le “paysan courbé par l’âge” de Gustave Nadaud, qui “mourut à moitié chemin / il n’a jamais vu Carcassonne”. Les supporteurs de grands clubs rivalisent de morgue, comparent leurs palmarès longs comme une semaine sans football, se promettent des revanches pour la saison prochaine. Pour le supporteur de petit club, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ce n’est qu’un autre titre perdu, une autre saison ratée. Il y en aura d’autres, son bon sens paysan lui susurre qu’après la pluie vient le beau temps. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, il a depuis longtemps compris la morale de la fable : sa médaille à lui, c’est sa patience, sa constance, il ne se décourage jamais, ne se résigne pas. C’est un stoïcien, il pratique la tempérance par obligation, aucune défaite ne saurait l’atteindre. L’espoir est au bout de sa bêche, chaque jour, chaque samedi, sur la pelouse.
“Mon Dieu ! Que je mourrais content / après avoir vu Carcassonne”, chante le paysan de Nadaud, et Thierry Roland lui fait écho au soir de la victoire de la France à la Coupe du Monde 98 : “Je crois qu’après avoir vu ça, on peut mourir tranquille.” Le supporteur de petit club approuve, mais il n’est pas pressé. Tandis que d’autres érigent des stades “grands comme ceux de Babylone”, des clubs en forme de tours de Babel, lui, comme Candide, cultive son jardin.
Sébastien Rutés
Footbologies
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