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Nudité Humanité
| 09 Déc 2025
"Nous" Hervé Lassïnce

© Hervé Lassïnce

À l’occasion de son exposition à la Nue Galerie (13, rue de Saintonge, Paris 3e) le photographe Hervé Lassïnce publie ce mois-ci un beau livre de photos où il montre les clichés qu’il a pris entre 2011 et 2024.

Le titre de l’ouvrage, « Nous », renvoie d’abord aux proches du photographe, ses amants et ses amis le plus souvent, parfois sa famille, un monde qui est donc d’abord son monde. En ce sens on peut parler de photographe de l’intime à propos d’Hervé Lassïnce qui se réfère d’ailleurs au travail de Nan Goldin dans l’entretien qu’il accorde à Gérard Lefort à la fin du livre. Ce « Nous », c’est pourtant ensuite un « nous » beaucoup plus large, le nous de notre époque. Les hommes et les femmes que photographie Hervé Lassïnce sont rapidement identifiables tantôt par leurs gestes, tantôt par leur environnement, quand bien même ils sont souvent nus.

Il y a, je crois, une manière d’être des corps propre à chaque génération. Certaines attitudes que je surprends dans ces images n’auraient jamais pu être celles de mes grands-parents. Ce « nous » qui introduit ces photos est donc bien un pronom où l’universel d’une époque s’allie au particulier, celui des amis ou amants du photographe comme celui du « je » qui regarde ces clichés pour s’y retrouver lui-même.

"Nous" Hervé Lassïnce

© Hervé Lassïnce

Ces photos sont pour la plupart des portraits de femmes et d’hommes, plus ou moins jeunes, plus souvent jeunes, même si le livre offre deux beaux portraits de personnes âgées. Ces portraits montrent tantôt des êtres seuls saisis dans un moment d’intimité et de quiétude, comme ce jeune homme endormi dont la main gauche semble surgir par miracle de derrière la nuque pour se détacher de l’ensemble du corps : elle offre un bel exemple de ce que Barthes dans La Chambre claire appelle le « punctum » d’une photographie. Ces portraits montrent également, et souvent, des couples, hétéros ou homos, voire l’un et l’autre à la fois dans un cliché extrêmement réussi où deux hommes en train de s’embrasser côtoient deux femmes également enlacées. Chaque fois pourtant se dégage la même impression de douceur et de bonheur pour dire le mot. Hervé Lassïnce est en effet un photographe amoureux, et pas seulement de ses amants mais de toutes celles et ceux qui ont bien voulu offrir leur présence et leur chair à l’objectif de son appareil photo. Comme il le dit lui-même à Gérard Lefort : « Je suis devenu photographe par amour ». C’est sans doute ce qui explique cette impression dominante de douceur et de paix qu’on ressent en faisant défiler les pages, l’impression de regarder une humanité enfin réconciliée avec elle-même, quelle que soit son orientation sexuelle. Des jours tranquilles en somme.

Ces portraits si vivants, si aimables sont donc souvent des portraits de nus. Il faut souligner l’excellence du regard d’Hervé Lassïnce qui parvient à saisir ce qu’ont d’érotique ces corps dénudés, sans jamais tomber dans la vulgarité ou la complaisance. Car la question qui se pose est de savoir ce que le photographe veut donner à voir. Des corps simplement bien faits et désirables ? Un hymne à la jeunesse ? Ne serait-ce pas plutôt la façon dont notre humanité véritable se dévoile dans la nudité ?

"Nous" Hervé Lassïnce

© Hervé Lassïnce

Ce n’est souvent pas la nudité qui est obscène, mais la parure, n’en déplaise aux puritains d’aujourd’hui. Comme le rappelle le titre d’un film populaire : « le diable s’habille en Prada ». L’homme, raconte Platon dans le célèbre mythe de Prométhée et d’Épiméthée (Protagoras), est le seul animal à être nu : il n’a ni plumes, ni fourrure, ni écailles, ni griffes. Cette absence de protection naturelle fait de nous les êtres les plus faibles de la création mais aussi les plus intelligents puisqu’il nous faudra inventer des techniques pour nous protéger du froid comme de la chaleur. C’est donc dans cette faiblesse originelle, dans notre nudité, que nous apparaissons vraiment comme ce que nous sommes : des êtres humains ou encore des animaux d’un genre très particulier, des bêtes fabuleuses. Et les nus d’Hervé Lassïnce me semblent saisir quelque chose de cette humanité faible, fragile et pourtant si belle, parce que fragile sans doute.

Hervé Lassïnce : Nous, éditions Opuntia, novembre 2025 (sur commande)

 

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