Lecture rythmique (2011) de Iván Candeo (Caracas, 1983)
[Sous-titrage : Un ! Tamiser la farine et le sel dans un récipient profond. Mélanger la farine et l’eau tiède, sans dépasser les 40 degrés. Préparer la surface de travail, par exemple la table, et déposer dessus la farine. Faire un creux dans la farine et verser la levure. Pétrir jusqu’à ce que le mélange devienne élastique et brillant. Pour ce faire, tenir la pâte dans une main et, avec la paume de l’autre main, l’étirer jusqu’à ce qu’elle commence à se déchirer. Ensuite, la plier tout en la tordant légèrement. Et ainsi de suite, à un rythme régulier, durant 15 ou 20 minutes. Continuer jusqu’à ce que la pâte ne soit plus collante, qu’elle s’étale facilement, et qu’elle soit douce au toucher. Bien laver le récipient, le graisser avec de l’huile et y introduire la pâte. Recouvrir d’un film transparent pour maintenir l’humidité et laisser fermenter dans un endroit tiède jusqu’à ce que la pâte double de volume. Presser la pâte avec un doigt ; si la marque disparaît lentement, c’est prêt. Presser ensuite avec la paume de la main et pétrir en décrivant un mouvement circulaire. Une fois la forme arrondie atteinte, retourner le pain de sorte que les plis se retrouvent dessous. Recouvrir d’un chiffon propre et laisser reposer entre 10 et 15 minutes. Recommencer à pétrir pour retrouver la forme arrondie. Allumer le four à 200 degrés. Pour obtenir une atmosphère humide, introduire un plat rempli d’eau chaude à l’intérieur du four. Enfourner le plat à mi-hauteur pour le faire chauffer. Une fois que le pain aura suffisamment gonflé, pratiquer une incision peu profonde à la surface pour que la croûte soit plus épaisse. Faire glisser le pain sur la plaque du four, pulvériser de l’eau fraîche à l’intérieur. Au bout de 20 minutes – durant lesquelles le pain continuera à gonfler – retirer le plat rempli d’eau. Poursuivre la cuisson pendant 20 minutes, baisser la température à 100 degrés et laisser dans le four jusqu’à ce que le pain soit cuit. Pour le savoir, cogner sur la croûte avec un doigt ; si ça sonne creux, c’est cuit. Laisser refroidir sur une grille. Ne pas couper le pain tant qu’il n’a pas complètement refroidi. Faire du pain requiert plus de patience que d’effort.]
Cette machine à voir est une nouvelle occasion d’interroger les liens entre image et texte, et ce qui en découle : un troisième niveau de lecture, de représentations, de possibles, de langage. Le troisième support d’un trépied chancelant qui invite, sans concession ni exclusivité, à la réflexion et au rire.
Le texte n’est pas induit par l’image, l’image n’est pas suscitée par le texte : ils sont en symbiose, aucun ne domine l’autre, chacun a sa place, bien qu’ils fassent partie d’espèces différentes, et tous deux tirent profit de cette cohabitation. C’est le rythme qui les unit et, à eux deux, ils créent un troisième élément, qui jaillit entre le geste politique et le texte culinaire, entre les stratégies de communication aux codes préconçus et les justes mesures, et qui, ainsi, les brise, les problématise, les resémantise.
L’homme dont les gestes battent la mesure [1] nous adresse une harangue, mobilise notre esprit, exige notre attention, et le fait sans voix, mais visiblement pas sans volonté. L’artiste lui-même l’exprime ainsi :
« Lecture rythmique passe en revue un répertoire de gestes de direction d’orchestre : des signes par lesquels le ‘locuteur’ marque le rythme des mots, souligne, requiert l’attention, menace, supplie, etc. Doigts crispés, mouvements dans le vide, index pointé, mains jointes, mouvements de la tête sont, dans cette vidéo, privés de son et de voix, de paroles articulées. Rythmés par les gestes, les sous-titres surgissent pour permettre aux spectateurs de lire l’information. La vidéo est basée sur ces deux formes de communication, gestuelle et écrite, qui coïncident temporairement, mais pas dans leurs champs signifiants, la politique et la cuisine. »
Iván Candeo travaille sur différents supports, mais son attention se concentre sur la généalogie et sur les concepts dérivés de l’image en mouvement, du cinéma. Il s’intéresse aux formes que prend la représentation en privilégiant la confrontation et le contraste entre ce qui est statique et ce qui est en mouvement, les décalages ou les déplacements de sens, la subversion des paradigmes et des clichés, la congélation de l’image animée ou la mise en mouvement de l’image fixe, leur mise en relation avec d’autres contextes culturels. L’œuvre de Candeo « réfléchit sur la présence et la représentation ; sur la connexion entre le cinéma – envisagé comme dispositif de construction d’un discours – et la politique – envisagée comme un système de forces contraignantes de domination ; sur le caractère mobile de cette connexion – sa kinesthésie – et sur le pouvoir de transformation de soi-même et du monde qu’elle possède et met en œuvre », ainsi que le montre Sandra Pinardi dans un article consacré à l’exposition Sin acto.
Le sous-titrage, qui est généralement de l’ordre du subalterne et de la contingence linguistique, acquiert ici le statut de personnage dans une trame qui confronte deux codes qui s’activent et se désactivent tout au long du film. Passent par nos têtes plusieurs scénarios possibles, soit que, face à un discours politique aussi long que tortueux, nous coupions le son avec la télécommande, soit que nous changions de chaîne pour tomber sur une émission de cuisine s’intéressant à de nouveaux modes d’évaluation, et que nous nous amusions alors à créer un karaoké réunissant les deux langages métriques pour en créer un troisième : la voix chantante, le son, les cris et les murmures.
Lectures rythmiques, c’est ainsi qu’on nomme les exercices que les percussionnistes exécutent pour suivre le tempo indiqué dans la partition. Cette Lecture rythmique de Candeo, même si elle suit le tempo, rompt la logique du langage pour, de façon aussi sensée qu’humoristique, parler du manque de sens des discours politiques, basés sur une rhétorique de l’obligation et de la sommation, du « c’est-com-me-ça », du « ce-que-nous-de-vons-fai-re », pim, pam, poum, alors qu’au fond, seule résonne la soif de commandement et de pouvoir : du pain et des jeux.
Les œuvres de Iván Candeo parlent toujours du déplacement, du mouvement à contretemps ; comme quand on caresse un animal à rebrousse-poil, quelque chose en elles fait écho ou grince comme dans le bruxisme. Résonne aussi un fragment du Degré zéro de l’écriture de Roland Barthes, car Candeo propose des œuvres qui « mobilisent une esthétique de la nudité […], où seuls cohabitent l’homme et son travail : espace sans parasites, aux murs nus, aux tables rases ; le simple n’est ici rien d’autre que le vital ; on le voit bien dans l’atelier du boulanger ; comme élément premier, le pain implique un lieu austère » [2]. De même, tout ce qui permet d’être lu à partir de cette austérité confrontant le discours au travail, parce que faire du pain requiert plus de patience que d’effort.
Ángela Bonadies*
Traduit de l’espagnol par Christilla Vasserot
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