Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
À quelques jours des fêtes de Noël, il est tentant de parler de la Chose. Certains se demandent si elle existe, d’autres affirment l’avoir vue ou entendue, beaucoup enfin, et ce sont les plus nombreux, ne jurent que par elle.
C’est le cas notamment de Roy Moore, magistrat ultra conservateur et candidat malheureux aux sénatoriales en Alabama, qui déclarait dans une vidéo juste après sa défaite : « abortion, sodomy and materialism have taken the place of life, liberty and the pursuit of happiness » : l’avortement, la sodomie et le matérialisme ont remplacé la vie, la liberté et la recherche du bonheur.
Cette déclaration frappe d’abord par son absurdité : elle ne veut strictement rien dire tant elle est vague et confuse. Si Roy Moore est un défenseur des libertés fondamentales, comme le suggère la deuxième partie de sa phrase, pourquoi condamne-t-il l’avortement et la sodomie, qui sont de vraies et réelles libertés ? De plus en quoi la sodomie s’oppose-t-elle à la recherche du bonheur ? Enfin la défense de la vie (« life ») est un peu trop générale pour être compréhensible. Faut-il se battre pour les fourmis, les crabes et les scorpions ?
Il ne s’agit bien sûr pas de cela dans cette allocution. Roy Moore est un fidèle et zélé partisan de l’église évangéliste. Il a eu autrefois maille à partir avec la Cour suprême des États-Unis. Celle-ci l’avait démis de ses fonctions après son refus d’obéir à l’ordre qu’un juge fédéral lui avait intimé d’enlever le monument célébrant les Dix commandements qu’il avait fait dresser à l’entrée du tribunal suprême d’Alabama.
Il faut donc traduire les propos de juge qui joue au révérend père. L’avortement s’oppose à la vie. Mais quelle vie ? Celle de la personne humaine, c’est-à-dire de l’homme (et peut-être de la femme mais rien n’est moins sûr, et on verra pourquoi après) de l’homme donc en tant qu’il est doué d’une âme. La sodomie s’oppose à la sexualité asservie à la reproduction, c’est-à-dire à la sexualité animale puisque les bêtes ne copulent que lorsqu’elles sont en rut pour les mâles et fécondes pour les femelles. Voilà qui contredit déjà la première proposition où l’âme était censée représenter la valeur suprême. On peut d’ailleurs se demander en quoi la sodomie est contraire à la vie de l’âme puisque l’âme, que je sache, ne se situe pas au niveau du cul. De même l’avortement pose la question insoluble de savoir à partir de quel stade de développement un embryon se voit doté d’une âme, pour autant que l’âme existe, autre problème tout aussi insoluble. Enfin le matérialisme s’oppose logiquement au spiritualisme. Comprenons que les matérialistes mettent à mal la religion. Dans ce contexte la liberté devient la liberté de se tourner vers la Chose et la recherche du bonheur s’identifie enfin au salut par la foi.
Tout cela, même traduit, n’est toujours pas très clair. Chacun en conviendra. Pourtant les partisans du magistrat comprennent parfaitement de quoi il retourne parce que Roy Moore parle au nom de la Chose. Il parle, il jure (avoir raison, connaître la vérité, défendre les vraies valeurs, etc.), il condamne, il vitupère. Il agit comme les représentants de Daech et de bien d’autres églises qui aiment beaucoup prêcher et accessoirement assassiner. C’est ce qui me conduit à me demander si l’intérêt que beaucoup, et ils sont de plus en plus nombreux semble-t-il, portent à la Chose ne vient pas de cette facilité qu’Elle leur donne de débiter les pires inepties plutôt que d’un sincère et authentique sentiment de son existence.
La question en somme n’est pas tant celle de l’existence de Dieu que celle de sa présence dans la chaîne du discours : a-t-on le droit de parler sans se référer à la Chose ? Dieu est-il autre chose qu’un mot magique, un signifiant sans signifié, qui justifie la parole de ceux qui l’invoquent à tout moment ?
Les évangélistes, très présents dans nos banlieues, ne sont pas les seuls à condamner « au nom de Dieu » telle ou telle pratique, telle ou telle pensée. Les salafistes, qui leur font concurrence dans ce domaine, ne jurent de leur côté que par le Tout Puissant. Voulez-vous conter fleurette à une charmante personne ? C’est la Chose qu’on invoque aussitôt pour vous en dissuader. Parlez-vous de l’évolution des espèces, c’est encore elle que les religieux de tous poils vous opposent. Qu’il vente, qu’il neige, que le soleil brille, c’est Dieu qu’on cite. Le mot est partout et dit tout.
Il serait fastidieux de dresser la liste de toutes les occurrences où apparaît le mot de Dieu. Il suffit de noter qu’elle est peu ou prou sans fin. Les lois civiles elles-mêmes sont jaugées à la lumière des différentes Révélations comme le montre la tentative malheureuse du juge Moore de dresser un monument rappelant les Dix commandements à l’entrée d’un tribunal.
Mais la Chose est mystérieuse. C’est là sa plus grande propriété. Elle a autrefois parlé ou écrit puis Elle s’est tue. Ce silence quelque peu accablant (Pascal admire ce « deus absconditus » alors qu’il s’effraie du « silence des espaces infinis ») est pourtant ce qui ouvre un champ extraordinaire à ses zélateurs. Puisqu’Elle ne s’exprime plus, les fidèles ont désormais la voie libre non seulement pour gloser à son propos mais encore pour débiter en son nom des discours interminables, abscons et intimidants.
Ce signifiant sans signifié fonctionne donc de façon paradoxale puisqu’il sert de référent unique à tous les autres mots. « Au commencement était le Verbe » affirme la Genèse.
En latin la chose se dit « res », comme dans « res republica » : la chose publique. Mais res, rem à l’accusatif, a également donné en français le mot « rien ». Ainsi parler de la Chose, c’est bien souvent ne parler de rien. Et moins les hommes parlent de quoique ce soit de précis, plus ils sont enclins à une sorte de logorrhée qu’on peut simplement ramener à un bavardage puéril.
On voit bien que ce qui compte dans la question de Dieu, c’est d’en parler, moins pour le seul plaisir de l’évoquer (nous serions alors dans un discours de type poétique) mais dans le but de réduire au silence « les autres », ceux qui ne cherchent pas à justifier leurs paroles en les raccrochant à un improbable référent. Dans ce cas, le discours religieux n’a plus rien d’esthétique et dévoile son visage tyrannique. Il semble que les hommes aient toujours eu peur de rien. Ne parler de rien est alors le meilleur moyen de les effrayer et de les mener à baguette. Comme dans le film de John Carpenter The Thing (1982), nous avons réveillé la Chose. Elle nous avait laissé en paix durant environ un siècle (ce qui est assez peu), on peut craindre que notre situation suive le même chemin que celui des protagonistes du film de J. Carpenter et que tout cela finisse assez mal. On peut d’ailleurs tout bonnement remarquer que la situation va déjà mal.
Quant aux actes, chacun peut se douter qu’ils n’ont guère d’importance. Les dévots sont souvent les plus grands dépravés. Je remarquais plus haut qu’il n’était pas certain que le juge Roy Moore accordât une âme aux femmes. Il vient en effet d’être accusé d’abus sexuel par sept d’entre elles. Il nie en bloc ce qu’il appelle des calomnies… et se réfère à Dieu, seul et véritable juge.
Dans cette histoire j’ai beaucoup parlé du mot et peu de la Chose. Pour conclure, la politesse m’impose tout de même de demander si Elle existe. Contre toute apparence, il est relativement aisé de répondre à cette question parce qu’elle n’en est pas véritablement une. Se demander si Dieu existe, c’est comme se demander si le monde existe. C’est une question absurde. C’est ainsi qu’on peut résumer, en forçant à peine le trait, la position de Spinoza sur ce sujet. Je lui laisse la parole, en prévenant tout de même, comme le chante Bobby Lapointe, « Comprenne qui veut, comprenne qui peut » :
»Car, si pouvoir exister, c’est puissance, il s’ensuit que plus à la nature d’une chose il appartient de réalité, plus elle a par elle-même de forces pour exister ; ainsi un Être absolument infini, autrement dit Dieu, a de lui-même une puissance absolument infinie d’exister et, par suite, il existe absolument. » (Éthique, livre I, proposition XI, scolie. Traduction Ch. Appuhn).
Mais ici Spinoza parle d’autres choses que de la Chose :
« Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu. » (Livre V, proposition XXIV).
Le pluriel fait toute la différence.
Gilles Pétel
La branloire pérenne
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