Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
C’est la rentrée, et nous avons le plaisir de vous annoncer la réouverture pleine et entière du service de médecine littéraire après un assoupissement estival bien mérité. En ce lundi de reprise, après une tournée rapide auprès des patients internés depuis un moment, rassurée sur la relative stabilité des plus fragiles, je me dirige vers la salle d’attente, là où se prend la température du service mais, plus largement, du corps social dont nous ne faisons que recueillir les soubresauts, semaine après semaine, avec une abnégation sans faille.
Bref, j’entre. Et je vois que les sièges sont à peu près tous occupés, par des femmes et des hommes à l’allure facilement identifiable : crêtes dressées et colorées, tenues déchirées, épingles à nourrice, ce sont, nul doute n’est permis, des punks.
Des punks ???
J’interroge Hildegarde du regard, elle me tend d’un air las un journal. C’est Le Figaro. Je ne savais pas que notre réceptionniste en était lectrice, mais sans doute est-ce dû au fait que nous le recevons chaque jour par piles, déposées à l’entrée de l’hôpital, les patients comme les membres du personnel y jettent forcément un coup d’œil. Le titre de l’article est très clair : « Crêtes, cuir et épingles à nourrice : le punk revit rive gauche ». Sous-titre : « Quarante ans après l’émergence du mouvement en France, le grand magasin de luxe Le Bon Marché place son exposition de rentrée sous le signe des crêtes, du cuir et des épingles à nourrice. » Ainsi donc, le « temple du luxe du VIIe arrondissement », pour reprendre les termes du quotidien, déroule le tapis rouge pour le punk mais, attention, dixit la directrice du grand magasin : « Si chaque rentrée, nous organisons une thématique autour d’une destination, cette année, nos équipes, nos acheteurs, quel que soit leur âge, étaient unanimes sur le punk. Mais dans une vision positive ! C’est l’inverse du “No future”, le “Yes future” », ce qui fait dire à la journaliste que l’exposition ne devrait pas choquer la clientèle du quartier.
OK, le punk, ou du moins son folklore dûment purgé de ses relents apocalyptiques, revient, et par la grande porte s’il vous plaît. M’enfin, de là à provoquer l’engouement que j’ai sous les yeux… Devant mon air dubitatif, Hildegarde me tend un autre exemplaire du Figaro. Là, le titre me fait tiquer : Le prince Charles s’associe à un duo de créateurs punk pour créer des robes à base d’ortie. Je lis : tout cela, précise le journal, se fait dans le cadre de la Positive Fashion initiative. Très bien, de nouveaux punks rôdent dans nos villes, qui brandissent un avenir positif façon bonbon rose. Malgré la crise économique, le chômage de masse, l’incendie de la forêt amazonienne, la fin des ressources naturelles, le réchauffement climatiques et autres joyeusetés.
Restons calmes. Ici, rien n’a changé. Le Dr R. écoute toujours de l’opéra dans les couloirs de l’hôpital tandis que le Dr B. chantonne de son côté des airs indistincts d’un air enjoué, c’est bien la seule ici à se réjouir autant de reprendre le boulot.
Hildegarde jubile, je le vois bien. Et la voici qui se lève, attrape une autre feuille de chou, et me la remet. C’est un exemplaire de La Tribune. J’ouvre, méfiante. Et je lis : « Le clin d’œil punk du Medef qui fait sa rentrée sur fond de débat sur les retraites ».
Je me laisse tomber sur une chaise.
C’est toujours si dur, la reprise.
Résumons. La bourgeoisie parisienne, l’aristocratie anglaise, comme le Medef se mettent au punk, et ce sont des floppées de crêtes colorée déboussolées qui débarquent dans le service, qui jamais n’ont écouté un morceau des Clash ou des Ramones mais se demandent, angoissées, mais pourquoi donc No future ou même Yes future et puis s’il faut être rebelle ou bien sage, quand la définition même du terme « rebelle » est de moins en moins claire, et que les repères d’avant foutent le camp et qu’on se retrouve dans le brouillard, avec des épingles à nourrice plantées un peu partout et des fringues déchirées et que c’est extrêmement angoissant. Le cours des épingles à nourrice s’envole mais celui des anxiolytiques aussi. Il va nous falloir trouver une thérapie de choc en espérant qu’aucun problème d’approvisionnement ne viendra perturber notre campagne de traitement.
Par bonheur, l’actualité littéraire nous offre un antidote publié en ce début de mois de septembre par les laboratoires Agullo : La Crête des damnés, de Jo Meno (traduit de l’anglais par Estelle Flory). L’histoire d’un ado des quartiers sud de Chicago, dans les années 1990, qui découvre la vie et puis le punk. Premiers amours, problèmes familiaux, racisme dans le quartier et au collège, l’adolescent va grandir et se confronter aux problématiques de son âge et de son époque : parmi elles, le punk, le vrai, celui qui tâche et qui cogne. Roman d’apprentissage bourré d’ironie, roman sur une génération, celle des « gamins qui avaient passé tout le collège à se faire casser la gueule quotidiennement, eh ben, maintenant, on les pointait du doigt, on se moquait d’eux, mais personne n’allait les emmerder, et ils ne seraient plus jamais obligés de se faire chier avec des connards. Être punk, ça voulait dire avoir quelque chose contre quoi se battre ».
De quoi remettre les idées en place des armadas actuelles de faux punk désorientés en quête de sens. Se battre. Contre quelque chose. Les causes à embrasser ne manquent pas, il suffit de s’éloigner un tout petit peu des magasins de luxe, des nobles anglais, du Medef et de leurs récents émois capillaires et vestimentaires. Commencez donc par lire le roman de Jo Meno, avec ou sans cheveux roses, on s’en fout. Et après, se battre. Parce que c’est la rentrée. Et que ce n’est pas le moment de baisser les bras. La crête des damnés, nom de nom, sort le 5 septembre : avec Joe Meno, vous serez punk, si ça vous chante, mais alors, vous saurez enfin pourquoi.
Nathalie Peyrebonne, Dr P.
Ordonnances littéraires
Joe Meno, La Crête des damnés, traduit de l’anglais par Estelle Flory, Agullo, septembre 2019, 22 €.
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