La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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21 – Mardi 30 mai, 13 heures
| 21 Juil 2022

J’ai hésité à rejoindre le plateau. Avec une telle canicule. Comment voulez-vous.

Dimanche déjà le thermomètre flirtait avec les 28 degrés. Au mois de mai. Où allons-nous? Aujourd’hui nous avons dépassé les 30. Et ce n’est pas fini. Le bulletin météo annonce des records de température pour juin et juillet. Août est encore trop loin. Nos instruments de calcul butent sur l’immensité de la tâche. Les courants marins, la stratosphère, la couche d’ozone, la déforestation, la pollution, les facteurs sont sans nombre. La surpopulation joue-t-elle un rôle? Certains le croient. La planète se réchauffe. C’est tout ce que nous pouvons affirmer.

Les forêts brûlent durant des semaines. Regardez l’Australie, le Brésil, la Californie. Les pâturages se dessèchent, l’herbe jaunit, les grains se meurent. La terre est dure. La flore s’adapte déjà à ces changements. Le romarin pousse à Paris. Dans le nord la vigne a refait son apparition. Les Anglais produisent du vin, on se baigne dans la Baltique dès l’arrivée du printemps. Appeler ça le printemps. Aux pôles la banquise a fondu de moitié. Et que vous dire de l’ours blanc. Ce matin j’ai aperçu de ma fenêtre un vol de perroquets ara. C’était splendide. Il faut bien le reconnaître. Mais demain? Le léopard, le tigre, la girafe vont envahir les boulevards de Paris. Imaginez un troupeau de rhinocéros qui chargent dans les embouteillages. Nous n’en sommes pas encore là, Dieu merci. Nos enfants ou nos petits-enfants verront peut-être l’Île-de-France recouverte d’une jungle tropicale humide. Nous connaîtrons la mousson. Il sera parfois difficile de se rendre au travail. Les tours de la Défense auront les pieds dans l’eau. La mangrove se développera au pied de la grande Arche.

Le chômage explosera, il y aura des émeutes, forcément. La criminalité augmentera dans des proportions inouïes. Les voleurs se cacheront dans les baobabs, les meurtriers escaladeront la canopée. Il faudra revoir nos méthodes d’investigation. Dresser le jaguar pour interpeler le délinquant, utiliser la sarbacane. Le curare remplacera la poudre à canon. Nous redeviendrons primitifs. Une bande de sauvages hirsutes et malfaisants. Nous formerons des tribus, nous défendrons nos territoires à la façon des indigènes de l’Orénoque, armés d’arc et de flèches.

Pourrons-nous préserver notre démocratie? C’est la question que je me posais dans le taxi qui me conduisait à la Maison de la Radio. Je regardais par la vitre les citadins pressés. Place de la Concorde des jeunes gens manifestaient pour la défense de l’environnement. Sur les Champs-Élysées une foule de touristes asiatiques faisaient la queue devant un mégastore. La circulation était dense. Sous prétexte de gagner du temps, mon taxi s’était engagé sur l’avenue des Ternes. Il voulait me promener. J’ai protesté. Il m’a lancé un regard noir dans son rétroviseur. Nous remontions vers la place de Clichy quand je lui ai demandé s’il se payait ma tête. Le chauffeur, un homme d’une bonne soixantaine d’années, le teint rubicond, le crâne dégarni, m’a opposé un silence de Sioux. Il a ruminé quelques mots dans sa barbe avant de pousser le volume de son autoradio. Ça aurait pu durer longtemps si je n’avais sorti ma carte de police. Vos papiers. Surpris, décontenancé, l’homme a perdu le contrôle de son véhicule qui a fait une embardée et manqué de faucher un cycliste. Puis il a stoppé net en bredouillant quelques excuses après s’être épongé le front.

Les temps sont durs, commissaire. La concurrence est rude. Les VTC raflent la clientèle. Tenez. Aujourd’hui je n’ai fait que cinq courses. Et encore sur de petites distances. République, la Madeleine. Saint-Michel, l’Assemblée nationale. Un député grincheux qui voulait négocier le prix. Il refusait de payer le supplément bagages. Où va-ton? Il n’y a plus le respect. Il me prenait pour son larbin ou quoi? Si je ne rallongeais pas les distances, je ne casserais pas ma croûte le soir. Il faut payer le loyer, l’abonnement internet, le téléphone portable. L’essence a encore augmenté. Il faut me pardonner, commissaire. Je vous conduis où vous voulez. Vous allez où déjà? Et la chaleur qui ne cessait de monter.

Je ne crois pas être en état aujourd’hui de faire un compte-rendu de l’enquête. Trop d’émotions. Je suis en nage.

 

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