Le profil de l’assassin se précise. Bartier est revenu me voir de sa propre initiative. Il désirait me parler seul à seul. Billot l’indispose. Mon adjoint y était allé un peu fort lors de l’interrogatoire. Lui et moi jouons souvent à ce jeu. C’est un classique. L’un effraie le suspect pendant que l’autre le flatte. J’interprète le beau rôle. Je n’ai pas à me forcer. J’aime laisser les gens s’enferrer dans leurs contradictions. Billot est d’une autre trempe. Il perd patience rapidement. Un chat est un chat, selon lui. Je suis souvent de cet avis, mais pas toujours. Il existe des exceptions troublantes. Certains chats sont des chiens.
C’est le cas de Bartier. Élégant, courtois, il ne cherche pas ses mots lorsqu’il s’exprime. Il affiche une belle assurance. L’homme est plutôt bien fait, avec une taille d’un mètre quatre-vingt-deux, les épaules développées par l’exercice de la musculation. Il serait agréable à regarder n’étaient quelques détails qui inquiètent peu à peu comme la manie qu’il a de passer une main dans ses cheveux afin de les lisser.
L’œil n’est pas très franc non plus. La prunelle est agitée, se balade de droite et de gauche à un rythme frénétique de telle sorte qu’il est presque impossible de capter son attention. Il semble voir ailleurs. Je ne sais s’il s’agit d’un tic ou d’un réflexe acquis par l’habitude de chercher le voleur chez le moindre client. Bartier a l’œil partout. C’est peut-être aussi bien le fruit de l’instinct sexuel. Bartier se tient à l’affût. Sa libido ne paraît pas connaître de répit.
Ce matin-là, dans mon bureau, c’était plutôt la peur qui expliquait son agitation. Le joailler craint pour sa vie. Le lendemain de la mort de l’artiste, il a reçu un coup de fil anonyme. La voix était celle d’une femme à l’accent germanique. Elle s’exprimait dans un français approximatif. Mais le message était clair. Tu ne feux pas mourir comme der Singer, avait-t-elle dit avant de raccrocher. Son numéro était masqué, bien entendu. Depuis, Bartier dort mal, il s’endort tard, après avoir pris une barrette d’anxiolytiques accompagnée d’un somnifère. Il avale sa dose avec un verre de gin. L’effet ne dure pas plus de quatre heures. Il paraissait à bout. Le moindre bruit l’effrayait. Il sursauta à plusieurs reprises en entendant claquer la porte de la pièce d’à côté.
Billot ne tient pas en place ces temps derniers. Il entre et sort régulièrement de son bureau sans raison apparente. Il a le visage soucieux. Je crois que ça ne va pas fort avec Simone. Lui refuse de m’en parler. L’ambiance n’est pas très bonne. Les révélations de Bartier n’arrangent rien. Ce n’est pas le moment de me retrouver avec un nouveau cadavre sur les bras. Le procureur m’a vertement tancé l’autre jour. Beltram, si vous pouviez enquêter en faisant un peu moins de morts.
Après avoir laissé Bartier me raconter ses états d’âme, je lui demandai de m’en apprendre davantage. Je ne peux pas, bredouilla-t-il. Elle me tuera. Il était à peine neuf heures du matin. Bartier était passé avant l’ouverture de sa boutique de luxe. Il portait un costume trois pièces, une chemise blanche à fines rayures bleues fermée au col par un nœud papillon rouge grenat. La seule note de couleur vive qu’il s’autorise. Il suait pourtant sous sa mise impeccable. Il transpirait à grosses gouttes pendant qu’il me débitait ses malheurs. Je choisis d’abonder dans son sens. Vous avez raison. Détendez-vous. Je reviens de suite.
L’instant d’après, je lui apportai un gin tonic. Buvez ça, lui ordonnai-je sur un ton qui n’admettait aucune réplique. Nous possédons à la P.J. un bar bien garni qui sert aux grandes occasions, quand nous fêtons le dénouement heureux d’une affaire, mais que Billot et moi utilisons parfois lorsque le travail nous retient au bureau jusqu’à pas d’heure. Bartier but son verre d’une traite. Ses traits détendirent. Il aurait volontiers remis ça si je le lui avais proposé.
Bon, et maintenant? Il me regarda avec surprise. L’alcool l’avait plongé dans une douce euphorie. Ses yeux vagabondaient un peu moins. Mais qu’est-ce que je fous ici? Voilà la question qui semblait émerger des tréfonds de sa conscience remise à niveau par les bienfaits du gin. Vous pouvez me dire, commença-t-il. Je lui coupai la parole pour lui rappeler les dangers qu’il courait. Merde! s’exclama-t-il.
Je commence à connaître le bonhomme. Il commence par se montrer d’une politesse extrême qui fleure bon le réflexe de classe puis il change tout à trac de ton, de registre et de manières. Ce n’est plus le même Bartier. Je lui offris la protection de la police s’il me livrait un nom. C’est difficile, reprit-il. Il l’avait déjà dit et je le lui fis remarquer en haussant la voix. Bartier est facilement impressionnable. Le fruit était mûr mais ne tombait pas.
Je partis lui chercher un second gin tonic. Je l’aurais volontiers accompagné, mais je ne bois pas pendant le service, enfin pas pendant la journée. C’est compliqué, reprit-il en prenant le temps cette fois-ci de déguster son verre qu’il buvait à petites lampées régulières et précises. Bartier est l’héritier d’une longue lignée. Fondée sous le Second Empire, la maison n’a jamais quitté le giron de la famille. C’est un joyau qu’ils se repassent de père en fils. En 29, la grande crise avait failli avoir raison de leur fortune, mais l’entreprise s’était relevée, moyennant quelques dettes qu’elle avait traînées jusqu’en 40. Quand les Allemands étaient entrés dans Paris, le grand-père de Bartier, Louis-Émile, avait compris pour quel camp il devait travailler. Les commandes étaient arrivées vite et nombreuses. La maison était pourtant au bord de la faillite en janvier 42. Les Nazis ne payaient pas. La Kommandantur ne filait pas un fifrelin. Durant une année, on avait régalé Louis-Émile de somptueux dîners au Ritz et de quelques jolies femmes, qui étaient le péché mignon du grand-père, à ce qu’on raconte, précisa Bartier, très essoufflé. Louis-Émile avait tenté de protester. On avait menacé de l’exécuter.
C’est ici qu’entre en scène Fritz Reinhardt, qui avait racheté toutes les dettes du joailler, mais à une condition.
Bartier s’écroula soudain sur sa chaise, ivre mort.
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