La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

3 – Lundi 18 avril, 20 heures
| 03 Juil 2022

Je comprends l’impatience du public. Sachez qu’une piste se dessine, ténue, fragile. Il s’agit de la bonne. Cette employée n’est pas très claire. Voilà l’inconvénient avec les gens de maison. Pensez qu’ils ont chaque jour sous les yeux des fortunes que leur vie entière ne permettrait pas d’amasser. Je ne parle pas seulement de la bague mais de tout, les meubles, la garde-robe de l’artiste, les frais de bouche, les réceptions. L’hôtel particulier vous en jette plein la vue. Oui. Une sorte de petit château. Pour la bonne, petit ou grand, un château reste un château. Les prolétaires ont forcément un sens de l’injustice plus aiguisé que les puissants pour lesquels tout leur est dû. L’aveuglement des classes possédantes est sans limite. Les déchets de l’artiste valent probablement deux ou trois fois le salaire de la bonne. Pour les bienheureux du monde il est difficile et même impossible de se représenter ce que ressentent les gens que leur richesse écrase positivement. Ils ne voient pas la réalité de la même manière. Ils portent des lunettes de luxe si vous me permettez cette image. Avec des verres teintés. Les couleurs de la vie sont prises dans un halo bleuté qui émoussent les contrastes de l’existence. Tout paraît soudain plus doux, plus agréable à l’œil.

Quand je laissai entendre à l’artiste que sa femme de ménage n’était pas au-dessus de tout soupçon, il se récria, jura ses grands dieux que Marie était une sainte. Elle fréquente d’ailleurs assidûment la paroisse de son quartier. Comment aurait-elle pu vouloir! s’exclama l’artiste. Selon lui la relation qu’il entretient avec sa bonne depuis un an est fondée sur une profonde empathie. Elle me comprend sans que j’aie besoin de lui parler, assure-t-il, elle prévient ses désirs en somme. S’il a soif, il trouve aussitôt un verre de grenadine ou de whisky plutôt à portée de main. A-t-il envie de grignoter? C’est un toast au cheddar qu’elle a déjà déposé sur le guéridon. Et je ne parle pas du reste. C’est une femme dévouée, selon lui. Une perle. Un bijou. Un diamant.

Oui. La bague est sertie de cent soixante-quinze diamants taille brillant. Je me trouvais chez Bartier place Vendôme ce matin-même. Le joailler juge la bague impossible à estimer en raison de son histoire. Enfin, si l’on ne prend en compte que les cailloux, il y en a tout de même pour 90.000 euros au bas mot. Bartier s’est montré agacé par mon insistance à connaître le prix des pierres. C’est de l’art, me répétait-il tout en me montrant sa dernière collection. Et l’art n’a pas de prix. Vous comprenez qu’une telle réflexion n’est pas à la portée d’une femme de ménage habituée à rogner sur la moindre dépense, radis, salade, sardines en boîte, les pâtes, le riz, les pommes de terre. Trois francs six sous. Nous en sommes encore là malgré les progrès, la démocratie, les techniques en tous genres destinées à faciliter la vie comme le réfrigérateur. Mais encore faut-il le remplir.

Et c’est ici que Marie entre en scène.

Nous avons épluché ses comptes et n’y avons trouvé que des dettes. Marie croule sous les crédits revolving. La télévision à écran plasma, l’abonnement chez un opérateur pour un large bouquet de chaînes qu’elle n’a probablement jamais le temps de regarder, la voiture cinq portes, etc. Les remboursements de ses différentes traites dépassent largement son salaire d’employée de maison. Payée au SMIC bien sûr malgré des horaires peu chrétiens. Une vie de chien si vous voulez mon avis. La bague pouvait se présenter à elle comme l’instrument de la tentation. L’artiste ou le veau d’or. Quelle époque, quel monde. Où va-t-on?

Marie a cependant fermement nié toute implication dans le vol lors de sa garde à vue prolongée. À la question de savoir où elle se trouvait entre dix heures trente et onze heures trente le 10 avril, elle répondit avoir assisté à la messe du dimanche comme chaque semaine. Son mari confirme l’avoir vu partir à dix heures pour se rendre à l’office. Elle aurait pris le bus, la ligne 86, arrêt à Sainte Ursule, serait revenue à pied, rentrée chez elle à midi, midi quinze. Le mari n’est guère précis. Elle avait largement le temps de faire un détour par la propriété de l’artiste, distante d’à peine quatre kilomètres de la paroisse. Tout concorde en somme. Tout, n’était que Marie n’a rien d’une petite frappe.

C’est ici que l’enquêteur doit faire preuve de finesse ou de psychologie si vous préférez. Les détails matériels accablent cette employée. Son jeune âge, à peine trente ans, ses dettes, sa connaissance complète non seulement de la propriété mais aussi de l’existence de l’artiste, ses horaires, ses lubies. Elle avait toute sa confiance. Voler la bague aurait été pour elle un jeu d’enfant, presque une partie de plaisir. Elle est calibrée pour constituer le suspect idéal. Elle est agile en outre, discrète, observatrice, prévoyante. L’artiste nous l’a répété. Marie anticipait ses moindres volontés. Elle surgissait là où il avait besoin d’elle, s’évanouissait quand sa présence devenait importune. Née pour servir.

Son attachement à l’Église ne prouve rien, bien sûr. D’autres avant elle ont su pénétrer l’intimité du bourgeois en prenant le masque de la religion à seule fin de le spolier en toute impunité. Rappelez-vous Tartuffe. Interrogé, le curé de la paroisse, le père Nicolas, a attesté la présence de Marie à la messe du dimanche. Il n’y avait d’ailleurs pas foule. Une trentaine de fidèles tout au plus se pressaient ce jour-là devant un autel endommagé par les intempéries. L’Église n’a pas les fonds nécessaires pour effectuer les réparations que réclame la toiture. Non. Je ne crois pas que le curé soit de mèche avec Marie. Nous y avons pensé. Mon second, l’officier de police Jean-Marie Billot, tenait à inculper le prêtre. Cette seule idée le remplissait d’aise. Son anticléricalisme le conduit quelquefois à des excès dont je dois me méfier. C’est pourtant un homme dévoué. Il m’est d’un grand secours dans cette enquête qui se montre plus complexe que nous ne pouvions le croire. Trop de monde gravite autour de l’artiste. Mais Marie a-t-elle pour autant commis le vol?

La question est de savoir si la somme des éléments à charge suffit à définir un coupable. C’est une question d’une vaste envergure, un problème pour tout dire. Comment identifier un voleur ou une voleuse en l’occurrence? Si je prends appui sur les besoins matériels de la bonne, tout l’accuse. Nous connaissons ou nous imaginons qu’elle possédait le mobile nécessaire à l’action. Elle en avait également les moyens. Il ne nous manque que la preuve. Pour certains le mobile constitue la preuve. À qui profite le crime? C’est une philosophie en vogue chez les pénalistes d’outre-Rhin qui passent sans trop de scrupules de l’intention à l’acte. À ce compte-là les pauvres seraient tous coupables. Quand vous ne possédez rien, le RSA et encore, il est impossible de ne pas nourrir certaines intentions. Notez que je ne justifie pas le crime. Mais que voulez-vous. Marie ne pouvait pas rester de marbre devant ces cent soixante-quinze brillants étalés, exhibés au grand jour.

Oui, la bague possède une belle taille. Elle ne passe pas inaperçue si c’est ce que vous voulez dire. Ajoutez à cela qu’une émeraude radieuse trône au milieu des diamants. Le commanditaire de la bague, un colonel de la Waffen-SS, ne reculait devant aucune dépense. Bartier a mis du temps avant de révéler l’identité de l’acheteur. Je me doutais qu’il y avait anguille sous roche. Bartier me menait en bateau en affirmant ne pas retrouver la date exacte de la fabrication du caillou. Des registres incomplets, égarés, détruits, affirmait-il pour couper court à mes questions. Comme si la célèbre maison Bartier de père en fils depuis 1854 ne s’enorgueillissait pas de son catalogue historique. Même Billot trouvait qu’il y allait un peu fort le père Bartier avec ses archives défaillantes, ses amnésies plutôt. Quarante, quarante-cinq ans, Bartier est svelte, élégant, sportif, un mètre quatre-vingt pas moins, le biceps apparent sous la chemise de marque, Dior ou quelque chose dans ce goût-là, Lagerfeld aussi bien. Et quand on connaît l’attitude de la bijouterie sous l’occupation, on verrait bien le joailler habillé par un Allemand. De plus les goûts de Bartier rappellent ceux du grand couturier.

J’ai mené mon enquête. En toute discrétion bien sûr. Nous vivons dans une société libérale. Chacun aime ce qu’il veut. Tout est permis ou presque. C’est peut-être ce qu’a pensé la bonne. Devant le spectacle permanent du stupre, elle n’a pas dû hésiter longtemps avant de se décider. Pourquoi pas moi? C’est la question qui taraude nos contemporains. Voyez les émissions télé. Les candidats sont invités à mettre leur pas dans ceux des stars. Il n’y aura bientôt plus rien pour distinguer une célébrité du simple va-nu-pieds. Tout est sens dessus dessous. Où allons-nous?

En aparté, alors qu’il avait déjà beaucoup pleuré, l’artiste me confia son désarroi. Cette bague était sa marque de fabrique, son style, le petit quelque chose, le presque rien qui le hissait au-dessus de la foule des mortels. Sans ses cailloux, il se sent diminué. Monsieur Tout-le-Monde. Voilà ce qu’il craint de devenir. J’ai tenté de le persuader de sa valeur intrinsèque. Le génie l’auréole. Puis il possède bien d’autres signes à l’attention de ses fans. Ses blousons par exemple sont d’une grande excentricité. Coupés dans du cuir de crocodile, de buffle des grandes plaines, de yack de l’Himalaya, ces blousons coûtent la peau des fesses. Je n’ai pu lui cacher mon admiration. Je ne connaissais pas encore le cuir de yack, une rareté, il est vrai décriée par les défenseurs de la cause animale et les écologistes. Mais non. Rien n’y a fait. Je n’étais pas loin de serrer l’artiste dans mes bras. Mon respect de la déontologie, mon sens du professionnalisme m’en ont toutefois empêché, d’autant plus que Billot se tenait dans une pièce voisine.

Comme moi, Marie voyait bien l’étalage impudent de ce luxe tapageur. Je me refuse pourtant à l’inculper. Comment être certain des intentions de la personne? Est-il légitime de tirer une inférence de sa condition sociale à la tournure de son esprit? Je mène l’enquête mais je ne serais pas surpris qu’une preuve de son innocence nous soit fournie dans peu de temps.

 

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