La police allemande commence à réagir, bien que timidement à mon goût. Billot est à Hambourg où le gosse a été aperçu.
Mon homologue allemand, Heinrich von Eppendorf, ne me croyait pas quand je lui avais fait part des résultats de mon enquête à Nassau. La perspective de devoir consulter les archives de la dernière guerre ne l’enchantait guère. Il me voyait en affabulateur, en ennemi de l’Allemagne. C’est un homme jeune pour qui le nazisme se résume à quelques pages d’histoire dans un manuel scolaire. Son sérieux le contraignit cependant à entreprendre les recherches que j’attendais. Il me rappela dès le lendemain. Quelque chose clochait dans les documents des archives. Je le laissai parler. Je savais bien ce qui n’allait pas. Reinhardt avait disparu soudainement des registres. Lui pensait qu’il était mort à Stalingrad. Comment expliquer dans ce cas la présence de son petit-fils à Niteroi? Doué d’une conscience professionnelle remarquable, von Eppendorf m’a demandé de patienter quelques jours afin d’interroger le ministère des armées.
De son côté Billot observe les déplacements de Kurz. J’ai jugé plus utile de faire suivre le môme plutôt que de l’arrêter. Il s’est installé à Altona chez une dénommée Ursula Langost. La femme, m’a dit mon adjoint, ressemble étrangement à Ingrid. Même type physique, même couleur de cheveux. Remarque, a-t-il ajouté, il n’y a que des blonds dans ce patelin, en dehors des Turcs évidemment. Moustachus à souhait, barbus pour certains, pas commodes de façon générale. Billot a failli avoir une altercation avec l’un d’eux. Il avait oublié d’enlever sa casquette en entrant dans une mosquée où il pistait le môme. Que faisait Kurz chez l’imam du quartier?
Billot n’a pas eu le temps de le demander. L’imam vociférait contre le mécréant dans un allemand très approximatif que Jean-Marie peut saisir. Il conserve quelques souvenirs émus de sa professeure de langue. Du Schwein! répétait le barbu. Billot n’a pas compris immédiatement ce que l’autre lui reprochait. Il porte par ces grosses chaleurs une casquette en toile fine qui le protège du soleil et à laquelle il n’accorde plus d’attention. Elle est devenue un élément de sa personne au même titre que les chaussures ou le pantalon. Nous ne pensons pas à chaque moment que nous sommes habillés. Les vêtements sont partie intégrante de notre corps. Il faut qu’on nous dénude pour que nous les remarquions.
Billot était resté interdit quelques instants. Espèce de porc! L’imam n’arrêtait pas. Il s’avançait menaçant, il était agité, posant régulièrement les mains sur sa tête d’une façon obsessionnelle. Billot était partagé entre le rire et la colère quand il s’est souvenu de sa casquette. Merde alors, se serait-il exclamé. Il s’est débarrassé aussitôt de son couvre-chef mais le mal était fait. L’autre ne cessait de vitupérer contre les étrangers, les porcs, les mécréants qu’il semblait tous mettre dans le même sac. Le môme bien sûr avait eu le temps de déguerpir. Billot est parti sans demander son reste.
S’il faut maintenant que je me tape les curés, m’a-t-il dit au téléphone. Mon adjoint est comme ça. Il est un ardent défenseur de la laïcité. La religion lui hérisse le poil. Alors imam, rabbin ou prêtre, c’est tout un, selon lui. J’ai pris la peine de lui rappeler le caractère inviolable des lieux de culte et le respect dû à tous. Je lui ai également signalé qu’il opérait à l’étranger. La discrétion était de rigueur. J’ai raccroché en hâte pour appeler les renseignements généraux. Que savaient-ils de la mosquée d’Altona?
L’endroit était connu, m’a expliqué un agent, pour être un repère de salafistes de la première heure. Ils jouèrent probablement un rôle dans la préparation des attentats du 11 septembre mais ne purent être inquiétés faute de preuves tangibles. Ils sont depuis placés sous étroite surveillance policière. Leur activisme semble s’être relâché après la mort de Ben Laden. Depuis l’échec d’Al-Qaïda la mosquée se consacre aux bonnes œuvres. Les fidèles sont essentiellement des petits commerçants pieux et travailleurs. L’imam tient des prêches modérés qui invite les croyants au respect des règles religieuses et à une conduite exemplaire dans la vie. Il n’a pas de mots trop forts pour dénoncer la fornication hors des liens du mariage. Bref la mosquée d’Altona paraît tranquille. Une note de la DGSE signale toutefois que l’imam a effectué trois courts séjours en France depuis le début de cette année dont le dernier remonte à peu. L’imam était à Paris les 2 et 3 juin dernier.
Après avoir raccroché j’ai pris mon agenda que je laisse toujours à portée de main. La date du 4 juin me rappelait un souvenir vague, un fait que j’identifiais mal. L’affaire est désormais si complexe, si vaste que je m’égare parfois dans ses méandres. J’ai rapidement retrouvé l’événement qui flottait à l’arrière de ma mémoire et qui n’attendait qu’une occasion pour ressurgir. Souvent nous croyons avoir oublié ce que nous avons vécu. Le temps semble avoir effacé nos souvenirs tant que nous n’en avons pas l’utilité. Ils ont comme disparu afin de libérer notre attention. Imaginez ce que serait notre existence si notre esprit conservait présente l’intégralité de nos pensées, de nos actes ou de nos sentiments. Nous ne pourrions plus articuler un mot, réfléchir, aimer, vivre enfin. Puis surgit une sollicitation qui soudain ranime une image, une idée, une date oubliée.
Le 4 juin est le jour où Mohamed s’est suicidé. Mon agenda que je remplis avec beaucoup de soin m’a confirmé l’événement, à deux jours près cependant. J’avais inscrit en petits caractères: mort suspecte du jardinier de l’artiste. Suicide point d’interrogation. Ce n’est pas que je me défie de ma mémoire. Mais il arrive de confondre le rêve et la réalité. Les dates surtout sont trompeuses. Longtemps après la mort d’un être cher il nous est difficile sinon impossible de certifier que sa disparition ne remonte pas à onze plutôt que dix ans. Nous retenons le mois, non l’année, les jours se ressemblent. Mohamed avait été retrouvé pendu le dimanche 4 juin mais sa mort remontait vraisemblablement à la nuit du vendredi 3, aux alentours de 23 heures, avait précisé le médecin légiste. Pure coïncidence? Que faisait l’imam d’Altona à Paris les 2 et 3 juin?
J’ai rappelé la DGSE. L’agent cette fois-ci se montra moins aimable. Il avait d’autres priorités, me fit-il comprendre. Nous travaillons souvent dans des conditions difficiles. Dans l’administration le personnel fait défaut. L’officier que j’avais au bout du fil croulait sous les dossiers. La recherche d’un petit imam d’une mosquée étrangère ne le passionnait pas. Il voulut raccrocher. Les choses se passent ici comme dans les hôpitaux où les files d’attente s’allongent aux urgences. Les chirurgiens sont débordés, les infirmières au bord de l’évanouissement. L’État nous abandonne. Prenez Billot. Il ne peut facturer que la moitié de ses heures.
Devant mon insistance l’officier finit par céder et reprit le dossier de l’imam. Il n’y avait rien à signaler. Le motif de son séjour en France était d’ordre familial. Il rendait visite à un vieil oncle d’Erzurum résidant dans le X° arrondissement. J’ai raccroché passablement énervé. Un vieil oncle d’Anatolie, et quoi encore? Je n’ai jamais cru au suicide de Mohamed. Le jardinier aimait tellement la vie. Je me rappelle comment il me parlait de ses roses. Il leur avait attribuées un petit nom. Aïcha, Inès, Yasmine. Il les cajolait comme des jeunes filles. Pourquoi se serait-il pendu?
Les renseignements généraux ne nous renseignent plus sur rien. On pourrait renverser l’État en toute impunité. Les paroles du procureur me sont revenues en mémoire. Le danger est grand. Imminent, avait-il ajouté.
Comme l’artiste, Mohamed en savait trop. Son travail lui permettait d’observer les allées et venues des uns et des autres. En taillant les rosiers plantés sous le balcon-terrasse de la propriété, il pouvait entendre et écouter les conversations sans doute animées qui se tenaient au-dessus de sa tête. Il y a probablement un lien entre la mosquée d’Altona et la Fraction Armée Brune. L’imam a séjourné en France à trois reprises au cours des derniers mois. C’est montrer beaucoup d’affection pour un oncle dont on ne s’était jamais soucié auparavant. Et ces deux Brésiliens rencontrés par hasard selon Jo lors d’une tournée à Rio. Que faisaient-ils vraiment à Rambouillet? La petite fête donnée en l’honneur de la prochaine tournée de l’artiste n’aurait été qu’une mascarade.
La tête me tournait quand je reçus un nouvel appel de Billot. Il avait aperçu Ingrid à Schanzenviertel, le quartier turc d’Altona. Elle se promenait en compagnie d’Ursula. Kurz en revanche avait disparu. Billot a de nouveau été frappé par la ressemblance des deux femmes qui pourraient être des jumelles. Elles allaient bras dessus, bras dessous, insouciantes. Elles s’étaient arrêtées devant l’étal d’un marchand de fruits et légumes. Ingrid, ou peut-être était-ce Ursula, soupesait différents melons. Elle les comparait, les humait, elle paraissait entièrement absorbée dans cette tâche délicate.
Le commerçant est sorti* de son magasin alors qu’elle ne s’était pas encore décidée. Elle a reposé les légumes dans leur bac, s’est tournée vers sa sœur qui a hoché la tête. Sans dire un mot le marchand les a invitées à le suivre à l’intérieur de la boutique dont elles ne sont ressorties qu’une demi-heure plus tard. Elles n’avaient rien acheté. Ursula affichait un visage grave, Ingrid serrait les poings. Elles se sont engouffrées dans une bouche de métro, Billot a perdu leur trace.
Je n’en sais pas davantage pour le moment. Quelque chose se prépare, un drame est en train de se tramer. Je dois revoir Émile ce soir. Von Eppendorf n’a pas encore rappelé. Où va-t-on?
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