La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

44 – Jeudi 13 juillet, 20 heures
| 13 Août 2022

Elle a parlé. Isabelle s’est confié longuement hier après-midi au cours d’un entretien avec l’officier de police Belahcene.

Trente ans, du métier, Mehdi Belahcene sait mener un interrogatoire. L’officier a écouté mes conseils. Ne pas brusquer Isabelle. La laisser s’exprimer librement. Imaginez que vous êtes son analyste, proposez-lui des associations d’idées, lui avais-je dit au téléphone. Si vous avez un peu de temps ce soir, relisez une ou deux pages de Freud, histoire de trouver le ton. Isabelle a marché. Belahcene avait demandé au directeur de la prison une pièce confortable pourvue d’un sofa et d’un fauteuil. Il fallait déterritorialiser l’entretien. Faire oublier à mon ancienne épouse les murs de la prison. Elle ne prendrait la parole que si elle croyait en un semblant de liberté. Belahcene l’attendait carré dans son fauteuil, lui imposant le choix du divan.

Il m’a raconté qu’elle était arrivée le visage détendu, malgré des traits encore un peu tirés. On l’avait autorisée à passer la robe qu’elle portait le jour de son arrestation au lieu de l’uniforme grisâtre qu’on lui a imposé à son entrée à Fresnes. Elle s’était peignée et maquillée. Votre épouse est une belle femme, m’a dit Belahcene, visiblement sous le charme. Isabelle l’a séduit. Elle aime les personnalités fortes et en costume. Commissaire, chanteur, officier de police. Ma femme flanche devant les uniformes, fussent-ils confectionnés de paillettes et de strass. Mehdi l’a laissée s’installer à son aise et prendre son temps.

Je vous écoute, lui a-t-il dit enfin. S’ils se trouvaient réunis l’un et l’autre, c’est parce qu’elle en avait exprimé le désir. Oui, a acquiescé Isabelle. Puis elle a parlé. Elle s’est lancée comme une artiste seule en scène, elle a pris son élan. L’entretien a duré trois heures. Il a parfois dérapé. Isabelle a évoqué notre relation conjugale, jetant Belahcene dans l’embarras. Je lui ai demandé de me faire grâce des détails. Oubliez, s’il vous plaît. J’espère que vous n’avez pas consigné par écrit les remarques graveleuses d’Isabelle sur mon anatomie. Mehdi semblait gêné. Il gardait le silence. Ses scrupules d’officier à cheval sur les principes, son souci d’exactitude se trouvaient mis à mal. Après avoir réfléchi, il m’a promis d’effacer de son rapport ce qui pourrait nuire à ma réputation. Isabelle lui avait parlé de Nicole.

La recherche de la vérité emprunte parfois des chemins tortueux et inattendus. J’ai toujours pensé qu’il fallait savoir donner de sa personne pour toucher au but. Il y a toutefois des limites. Ce n’est pas moi qu’on suspecte. L’histoire de votre épouse est un roman, m’a dit l’officier quand il s’est décidé à en venir aux faits. Elle commence en décembre dernier. Le chanteur avait pris rendez-vous pour une consultation sans préciser qui il était. Isabelle ne s’intéresse guère à la variété et le nom de l’artiste ne lui rappelait rien. Elle le voit, elle l’écoute, elle décèle chez lui des symptômes dépressifs. Bouffées d’angoisse, troubles sévères du sommeil, libido en berne, anorexie. La séance le convainc d’entamer une cure. Elle l’accepte comme patient.

Il revient deux jours plus tard. Il se montre prolixe, presque trop selon Isabelle. Il ne l’écoute pas quand elle cherche à l’interrompre pour lui suggérer un rapprochement entre deux souvenirs. Il lui raconte rapidement une scène primitive. Il a cinq ans lorsqu’il surprend ses parents au moment du coït. Il s’était caché derrière un des rideaux de leur chambre à coucher. Il fantasme sur son père qu’il voit en violeur. Sa mère lui apparaît comme une victime. Il rêve de la venger. Il n’en finissait pas, remarquait votre épouse. Il semblait réciter un abrégé de psychanalyse. Elle choisit de le voir deux fois la semaine. Le cas lui semble sérieux. Dépressif, mythomane ou manipulateur pervers. Isabelle ne sait plus quoi penser après le dixième rendez-vous. Elle met son patient en garde et lui rappelle les règles de la cure. Parler sans calculer et vouloir vivre. Or vivre, ce n’est pas jouer. C’est sérieux, l’existence. On ne plaisante pas avec ses désirs.

Un déclic se produit chez l’artiste qui lui révèle sa véritable identité. Le soir-même elle se procure ses disques dans le rayon loisir d’une grande surface de la banlieue. Elle écoute chaque morceau, attentive à la voix davantage qu’aux paroles. Des niaiseries, selon elle. Le timbre du chanteur la séduit. Ses roucoulements lascifs, ses contre-ut surprenants pour descendre dans des graves magnifiques. L’artiste possède une tessiture très large. En entendant Belahcene, je me suis demandé si le chanteur n’avait pas été la seule véritable découverte de Jo. Lui qui manquait d’oreille avait su percevoir chez son jeune protégé les qualités d’une grande vedette de la chanson. Le public aime les voix qui dérapent à l’image de sa vie. À partir de ce jour tout a changé entre lui et moi, poursuivit Isabelle. Elle le regarde d’un autre œil, elle l’écoute d’une autre oreille, elle guette ses trémolos. Elle se sent flattée d’avoir été choisie par celui que les magazines people décrivent comme inaccessible, reclus dans sa propriété de Rambouillet. Elle se met à dévorer la presse à sensation.

C’est à la fin du mois de janvier, le trente exactement, que tout bascule. Dans une scène mélodramatique il se jette à ses pieds, embrasse ses chevilles. Elle reste désemparée, surprise, étonnée par le désir qu’elle sent monter en elle. Il est 19h30. Le cabinet est vide. L’artiste remonte une main le long de sa cuisse. Il caresse avec volupté le gras de l’entrejambe. Elle s’abandonne. Je ne pouvais pas résister, affirma-t-elle à Belahcene. Il me semble qu’elle n’attendait que ce moment. La voix de l’artiste ensorcelait les femmes. Ensuite les événements s’étaient précipités. Elle le voit chaque jour, d’abord au cabinet où ils jouent tous deux la comédie de la consultation. Puis ce cadre étroit ne leur suffit plus. Ils dînent au restaurant, se promènent dans les bois. Il l’emmène un soir dans une boîte de nuit située près de l’Étoile. Elle perd le contrôle de la situation, annule ses rendez-vous, congédie la secrétaire. Fin février il lui montre la propriété. Elle croit vivre un conte de fée.

Leur passion est à son zénith lorsqu’il craque. Tout est du flan, lui lance-t-il un soir. Le cœur d’Isabelle vacille. Elle proteste, se rebelle, l’insulte. Salaud. Elle se trompait du tout au tout, confiait-elle à Mehdi un sanglot dans la voix. Celui-ci l’avait rassérénée du mieux qu’il pouvait. Je n’ai aucun doute sur les qualités humaines de cet officier. Il a préféré cependant abréger ce moment pénible de leur entretien. J’ai senti qu’il me cachait quelque chose. Mais l’heure pressait. J’avais d’autres coups de fil à donner. Au but, mon petit, allez droit au but.

Isabelle apprend que l’artiste n’est qu’un pantin entre les mains d’une organisation qu’elle n’hésite pas à qualifier de terroriste. Nous sommes à la mi-mars. Il a les mains liées, lui explique l’artiste. Il a peur, il craint pour sa vie. Elle est abasourdie. Elle et lui passent trois jours à Rambouillet. Elle rencontre Lizz, se lie d’amitié avec le jardinier. Elle ne comprend plus rien. Dépassée, j’étais dépassée, murmura-t-elle en pleurs. Le chanteur se replie sur lui-même. Sa libido connaît de nouvelles intermittences. Il ne bandait qu’une fois sur deux et encore, tint à préciser Isabelle dans un souci d’exactitude et de transparence. Elle quitte Rambouillet, revient à Paris, reprend ses consultations. Rien n’y fait. Elle ne pense qu’à l’artiste, lui adresse des messages enflammés, délirants parfois. Je ne savais plus ce que j’écrivais.

Fin mars elle retourne à Rambouillet dans l’intention d’agir. Le soir de son arrivée elle tombe nez à nez avec Jo. Les présentations sont rapides et glaciales. Jo voit d’un mauvais œil cette intellectuelle parisienne capable de tout foutre en l’air selon ses propres mots. Le lendemain en fin d’après-midi il se dispute violemment avec le chanteur alors qu’ils prennent le frais sur le balcon-terrasse. Jo menace de briser sa carrière s’il ne se ressaisit pas. Deux ou trois coups de fil et tu disparais des radars médiatiques. Tu n’es rien, hurle-t-il. Isabelle se tient cachée derrière les tentures de la porte-fenêtre. Elle entend tout, voit tout. Jo soudain s’empare de la main de l’artiste et lui arrache la bague qu’il brandit dans la lumière du soleil déclinant. Les diamants étincellent. Ils possédaient un pouvoir hypnotique, magique, avait souligné Isabelle. Je les vois encore, dit-elle. J’étais fascinée.

L’artiste s’effondre aux pieds de son mentor. Il le supplie de lui rendre le bijou. Jo s’amuse et fait mine de vouloir balancer la bague dans un des massifs de rosiers qui bordent la propriété. Le chanteur se lève d’un bond, attrape le bras de Jo afin de l’en empêcher. La tension entre les deux hommes est à son comble. Ils semblent prêts à se battre. Puis l’impensable se produit. Jo change de ton et de manières. Mets-toi à quatre pattes, dit-il à l’artiste d’une voix pateline. Lui s’exécute sans broncher. C’est bien, bon chien. Viens aux pieds de ton maître. Voilà. Lèche-moi la main. Ouvre la gueule. Beau toutou. Jo lui enfonce alors deux doigts en travers de la gorge. L’autre obéit, docile. Je voulais crier, intervenir, mettre fin à l’horreur. Votre épouse gémissait presque en rappelant cette scène qui l’avait profondément émue. Que pouvais-je faire? Je ne pouvais qu’assister impuissante à ce déchaînement sadique. Tout en maintenant la pression de ses doigts, Jo arrache à l’artiste une promesse.

Tu vas la lâcher, cette pute? J’étais terrorisée. J’en ai vu des dingues dans mon cabinet mais pas du calibre de cet homme. Les pervers ne viennent jamais consulter. Et si d’aventure nous en recevons un, nous le renvoyons dans ses pénates. Ces malades sont incurables. L’artiste hoche la tête en signe d’approbation. Bon chien, répète l’autre. C’est bien. On ne va plus frétiller de la queue devant cette petite salope? C’est bien. Puis Jo change de nouveau de ton. Lève-toi maintenant, crétin. Je te rends la bague. Ne t’avise pas de foutre le camp avec le bijou. Tu sais ce qu’il t’en coûterait. Votre épouse était sortie de sa cachette à ce moment-là. J’allais le perdre à jamais. J’étais comme folle. Je l’aimais tant.

D’un bond elle est sur la terrasse. Elle affiche une détermination qui laisse Jo pantois. Ils se toisent l’espace d’une seconde. Une éternité, selon elle. L’artiste se recule d’un bon pas. Lui aussi demeure interdit. Il était trop habitué à jouer avec des minettes, il ne savait pas ce que peut une femme, commentait Isabelle. Elle lui jette un regard où se lit la passion, il balbutie son nom. Va-t’en, fuis avant que. Trop tard, interrompt Jo. Il est trop tard, ma petite. Contre toute attente Isabelle se jette aux pieds du malfrat, non pas pour implorer une clémence qu’elle sait impossible, mais pour lui prêter allégeance. Elle prend sa main dans la sienne et la baise avec ferveur. J’obéirais en tout, lui aurait-elle dit bien que la chose me paraisse inconcevable, a remarqué Belahcene. Comment une femme si forte pouvait-elle se laisser humilier? C’est incompréhensible.

Jo la considère avec une expression où l’étonnement se mêle au plaisir. Ce salaud jouissait, a de nouveau commenté Mehdi. Je l’ai prié de mettre de côté ses sentiments. Ce n’était vraiment pas le moment de donner dans la sensiblerie. Jo abandonne sa main aux lèvres d’Isabelle. Il lui caresse la bouche, s’amuse avec ses joues qu’il pince entre deux doigts avant de lui envoyer une claque. Isabelle reste ferme. Puis Jo soudain se détend. Tu sais ce qu’il faut dire? Oui, maître. C’est parfait. Relève-toi. Désormais tu travailles pour nous.

C’était à mon tour d’être ébranlé. Isabelle savait, Isabelle opérait pour la BAF. Je m’arrêterai là. Isabelle a poursuivi pendant une heure ce qui ressemble plus à une confession qu’à des aveux. Elle se trouve maintenant dans de sales draps. La garde autour de sa cellule a été renforcée. Je la crois en danger. Nos prisons ne sont plus aussi sûres qu’auparavant. Le manque de personnel fragilise nos établissements pénitenciers. Il n’est pas exclu que l’organisation soit parvenue à placer un de ses sbires parmi les employés. Tout est possible. Je ne parviens pas à me chasser de l’esprit les paroles du procureur.

Demain peut-être je pourrais vous en dire davantage. Vous savez qu’on annonce à nouveau un record de chaleur. Le thermomètre devrait grimper à 48 degrés. L’enfer.

 

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