Il faut que je vous parle d’Isabelle. Poisson avait raison. Sa vie était en danger.
Je l’avais fait libérer le 15 juillet quoique le mot de libération ne soit guère approprié. Laval et moi avions organisé une évasion spectaculaire Le directeur de la prison s’était montré compréhensif. Le désordre commençait à s’installer dans le pays. Nous ne savions pas où nous allions.
Voici les faits. Isabelle s’était vu confié un fusil automatique par le docteur NDiaye qu’on avait mis dans le coup. Il s’était montré d’abord hostile, scandalisé par ce projet qui le faisait basculer dans le camp des hors-la-loi. Il a cédé néanmoins après des heures de palabres au cours desquelles j’avais tantôt joué sur la corde ses sentiments, l’amenant à pleurer sur le sort de mon épouse condamnée à une mort certaine et sans doute atroce si nous ne l’aidions pas, tantôt argumenté de façon politique en rappelant le passé peu glorieux de la France en Afrique.
Vaincu par mes raisons, il la convoque pour une visite de routine, prise de sang, température, pression artérielle. Pendant que le docteur fait mine de chercher son stéthoscope, Isabelle s’empare du fusil glissé sous un des lits du dispensaire. Elle le met en joue, fait appeler une gardienne, exige qu’on lui ouvre les portes. Dans sa déposition celle-ci décrira Isabelle comme une femme déterminée, prête à tout. Elle avait par souci de vraisemblance balancé une rafale de balles dans la vitrine du cabinet médical, brisant un à un les pots à onguents pharmaceutiques, crème réparatrice, gel fraîcheur, déodorant, pommades en tous genres. Elle visait juste, ma femme.
Tout s’était ensuite déroulé comme prévu ou presque. Les matons étaient terrorisés, Isabelle hurlait ses ordres à la cantonade. Le bon docteur NDiaye jouait son rôle sans trop se forcer. Je crois qu’Isabelle l’effrayait réellement. Une autre gardienne, animée sans doute par le désir de toucher une prime de risque, a tenté de s’interposer en levant sa matraque. Elle a écopé à l’instant où elle levait le bras d’une balle logée dans le gras de la fesse. Cet incident regrettable eut le mérite de faciliter l’évasion. Personne n’a plus osé intervenir. On prenait Isabelle pour une tueuse.
Je guettais sa sortie à l’extérieur du bâtiment dans une voiture récupérée sur les lieux d’un hold-up. Je portais une perruque blonde, un chemisier à fleurs et une paire de faux seins. Isabelle elle-même a mis quelques secondes à me reconnaître. J’aurais ri à gorge déployée si les circonstances avaient été moins dramatiques. Mais il s’agissait de ne pas traîner. J’ai démarré sur les chapeaux de roue, laissant les gardiens interdits à l’entrée du bâtiment. Billot nous attendait deux kilomètres plus loin dans un véhicule de la police nationale. L’échange de voitures s’est fait en un rien de temps. Nous étions tirés d’affaire.
Billot roulait tranquillement, sourd aux appels qui signalait l’évasion d’une femme dangereuse, armée, à l’équilibre psychique instable. Une folle, quoi. Je respirais. Je m’apprêtais à plaisanter quand j’ai vu Isabelle en larmes. C’est fini, c’est fini, répétait-elle entre deux sanglots. Je la croyais à tort submergée par l’émotion. Il n’est pas donné à tout le monde de réussir une évasion, et moins encore à une psychanalyste davantage habituée aux conforts des divans qu’à la grande truanderie. Je me trompais du tout au tout. Isabelle s’en fichait pas mal des matons. S’évader avait été pour elle une partie de plaisir qu’elle semblait déjà avoir oubliée. Une autre affaire la préoccupait.
Elle n’avait pas raconté toute la vérité à l’officier Belahcene. À peine avait-elle prêté serment à Jo que celui-ci la retirait des mains de son chanteur pour la conduire dans un camp d’entraînement situé en plein cœur de la forêt de Rambouillet. Trois semaines durant elle avait suivi une formation paramilitaire. Course à pied dans les brumes du petit matin, musculation, apprentissage du tir à l’arme automatique. Elle avait tenté de résister mais Jo menaçait de la séparer à jamais de son amant. Balda possédait une personnalité surprenante, protéiforme, machiavélique. Sans avoir lu un seul livre, il avait compris comment jouer sur les nerfs d’Isabelle. Ses ressorts psychiques tendus à l’extrême, prêts à se rompre à tout moment sous la charge de ses émotions, lui avaient ôté la force de dire non.
Billot rejoignait le périphérique extérieur quand elle me confia sa détresse et sa peur du lendemain. Je suis une femme perdue, me dit-elle. J’étais assis à ses côtés à l’arrière de la voiture, Billot me lançait régulièrement un coup d’œil interrogatif dans le rétroviseur. Qu’est-ce qu’on fait, patron? Quittez le périphérique, allons chez moi. Nous y serons en sécurité. Isabelle avait été recrutée par Jo pour assassiner le président. Le plus étonnant est qu’elle avait accepté la mission. Puisque l’artiste travaillait pour eux, je pouvais bien le faire aussi. J’aurais tué père et mère pour lui. Mais tu ne peux pas comprendre, me lança-t-elle avec un certain air de défi.
Il est vrai que Nicole et moi n’avions pas atteint de tels sommets. Je me sentais misérable devant cette femme que j’avais cru connaître, cette intellectuelle parisienne que rien ne préparait à ce destin. Je l’ai prise dans mes bras sans plus réfléchir, surpris de constater qu’Isabelle était beaucoup plus musclée qu’à l’époque de nos derniers ébats. Son corps avait épousé les changements de son âme. Isabelle était bel et bien devenue une tueuse. Ou plutôt elle le serait devenue si la police n’avait pas découvert dans le portable du chanteur les milliers de messages qu’elle lui avait adressés durant des semaines et qui avaient conduit à son arrestation. Reinhardt était furieux, a-t-elle poursuivi
Mais pourquoi avait-il fait assassiner le chanteur? Je ne comprenais pas le plan suivi par l’organisation. C’était pourtant clair comme du cristal de roche, aussi resplendissant. L’artiste aimait ma femme d’un amour fou. Il ne supportait pas de la savoir aux mains de l’organisation, contrainte d’obéir au doigt et à l’œil, soumise à d’autres que lui en somme. Il s’apprêtait à balancer à la police tout ce qu’il savait de la BAF. Mais toi? Pourquoi n’avoir rien dit à Belahcene?
Billot venait de garer la voiture devant mon domicile. Isabelle ouvrait la portière lorsqu’elles ont surgi. Les sœurs Langost nous avaient devancés. Comment avaient-elles su? Je ne l’ai appris que plus tard. Billot avait bien observé. Les deux femmes se ressemblaient à s’y méprendre. La première tire un premier coup qui manque sa cible. Isabelle se renverse dans l’habitacle, s’empare de son fusil automatique, vise et fait mouche. Son entraînement au camp de Rambouillet n’avait pas été vain. Je dégainais mon arme quand la seconde avait répondu. Était-ce Ursula ou Ingrid? Je suis encore aujourd’hui incapable de trancher. Hélas son coup était le bon. Isabelle s’effondre dans mes bras touchée par une balle dans la tête. Le temps que je réagisse, la grande blonde enfourche sa moto, démarre et file à 150 dans une rue déserte.
La canicule vidait chaque jour un peu plus Paris.
Chapitre précédent La Terre n’est pas assez ronde Chapitre suivant
0 commentaires