La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Du Lambeau, de Philippe Lançon
| 03 Mai 2018

Il est un pays où la littérature pénètre rarement, ou difficilement : celui des tuyaux et des sondes, des lavements et des perfusions, des blocs et de la douleur. Comment trouver l’envie et la force d’écrire lorsque votre corps vous trahit et que l’angoisse vous ronge ? Comment, à l’hôpital, avoir encore l’humour, la poésie, l’élégance et la lucidité que nécessite un travail d’écriture ? Bref, comment l’écrivain peut-il cohabiter avec le patient sans y perdre son (éventuel) talent ? Très peu d’auteurs sont parvenus à nous renseigner vraiment sur le monde depuis leur lit de souffrance et d’inquiétude, sous les néons tristes, parmi les infirmières pressées ou empressées. Et bien moins encore ont réussi à faire de cette expérience le catalyseur d’une littérature plus puissante, une littérature des limites. Avec Le Lambeau (Gallimard), Philippe Lançon vient d’entrer dans ce club terrible dont les membres ne se comptent probablement que sur les doigts d’une ou deux mains.

En 1964, Jacques Audiberti se meurt à l’hôpital de Neuilly, chambre 304, d’un cancer de l’intestin. Il écrit dans les dernières page de son journal (Dimanche m’attend) des lignes incroyables et belles, telles que : « Tous, regardez ma misère à laquelle la vôtre, sans erreur, se confond. Mon corps, perforé à la hauteur du rein droit, le seul qui me reste, où s’enfonce un tuyau de fourneau à gaz, traîne encore la boue gluante du monde ancien, ses chaises de paille, ses juments de selle, ses tripes à la génoise et même cette peau, celle de mon père, celle du père de mon père, chargée d’un évident virus biologique, étendu à l’ensemble de la nature, qu’un tel virus dépende ou non d’une originelle imprudence ou désobéissance. »

C’est d’une sclérose latérale amyotrophique que s’éteint lentement Matthieu Galey. En 1986, quelques jours avant sa mort, l’écrivain-patient trouve encore suffisamment d’énergie et de courage pour se moquer du théâtre hospitalier dont il est un acteur désespéré : « Bilan musculaire à l’hôpital. On m’allonge sur un lit et l’on mesure les minimes réactions de mes membres. Une leçon d’anatomie dont je serais le cadavre à disséquer. Au lieu des grands chapeaux noirs de Rembrandt, les blouses blanches d’aujourd’hui, mais la pédanterie reste moliéresque : pour dire que j’ai l’épaule creuse, il paraît que j’ai la “cavité sus-épineuse déshabitée”… »

En janvier 2015, le journaliste Philippe Lançon échappe de peu à la mort lors de l’attentat commis à Charlie, dans lequel douze personnes laissent leur vie : Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat, Bernard Maris, Franck Brinsolaro, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Frédéric Boisseau et Ahmed Merabet. Commence pour Lançon, dont une partie du visage a été emportée par une balle de kalachnikov, un chemin de croix hospitalier qu’il entreprend de décrire, tout en portant un regard neuf sur celui qu’il était avant la fusillade, sur celui qu’il devient, et puis sur les livres, la musique, les amitiés, les amours qui le portent.

Depuis son lit, très vite, Philippe Lançon se fait, pour Charlie, reporter et chroniqueur de sa reconstruction. « J’étais, comme jamais, reconnaissant à mon métier, qui était aussi une manière d’être et finalement d’exister : l’avoir exercé si longtemps me permettait de mettre à distance mes propres peines au moment où j’en avais le plus besoin, et de les changer, comme un alchimiste, en motifs de curiosité. Si les morts revenaient, c’est peut-être ça qu’ils feraient : décrire leur vie et leur fin avec un enthousiasme précis et un chagrin tout aussi distancié. Peut-être avais-je passé trente ans à m’entraîner sur les autres pour en arriver là. »

À son corps défendant, Lançon vient de rencontrer son sujet, celui qui va le transformer en écrivain majeur. Encore fallait-il qu’il réussisse à puiser dans son calvaire la dose d’universel nécessaire à toute grande littérature. « Je ne parvenais plus à évoquer ce que je voyais ou lisais sans le lier ouvertement à mon expérience. Elle devenait le filtre, la vésicule par laquelle tout circulait. Ce qui ne la touchait pas ne me concernait plus ; mais cela posait un problème, nouveau pour moi : comment faire pour ne pas devenir “vendeur” de cette expérience ? Comment ne pas l’utiliser comme un hochet, une marque, un produit d’appel ou un signe de reconnaissance, mais, au contraire, pour la détacher de moi-même ? La seule solution était non pas de rabâcher cette expérience, mais d’isoler ce qui, en elle, prenait forme jusqu’à en déposséder celui qui l’avait vécue — ou subie. »

Entreprise réussie puisque, tout en se dévoilant jusque dans son extrême intimité, sans tricher et sans pathos, Philippe Lançon livre bien mieux que le témoignage d’un rescapé : une plongée dans l’humanité, sensible et même parfois drôle.

Les épreuves peuvent donner au jugement une acuité nouvelle, du moins une nouvelle exigence. Peu avant sa mort, Matthieu Galey s’était mis à relire les Mémoires d’outre-tombe : « Que de lettres officielles, de justifications, de discours, de prophéties pompeuses et de narcissisme ministériel ! Quinze ans de perdus, au faîte de la maturité. Moderne, en somme, Chateaubriand : un écrivain du week-end et des vacances, comme tous nos fonctionnaires des lettres. »

Entre deux greffes, Lançon, lui, relit Proust et se trouve agacé par « son pessimisme et sa mise en scène perpétuelle de la solitude ». « Il y avait eu un âge où cette entreprise de “bas les masques” me donnait le sentiment d’être plus intelligent, plus malin : Proust est celui à qui on ne la fait pas et il fait don au lecteur de cette double vue. Tout cela me paraissait bien artificiel soudain, voire immature. […] Je l’engueulais dans mon lit, je lui disais : “Mais arrête donc de jouer au plus fin, tu ne sais pas de quoi tu parles dans ta cage dorée, il te manque quelques degrés dans l’échelle du désastre pour arriver au moment où, sans être artiste, on ne ment plus !” ».

Audiberti termina sa vie et son œuvre sur ces lignes énigmatiques : « J’arrive au-delà mais j’entends encore le pas des chevaux. Nos livres et nos tableaux ne me touchent plus. Mais me touchèrent-ils jamais beaucoup vraiment ? L’homme et la femme en leurs étreintes ne résistent pas à mes blessures, que je relie aux écrasades d’aéroplanes massacrant les belles hôtesses de l’air. »

Édouard Launet
Livres

Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018

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