“L’Ordre des lucioles”, tel est le titre que Marc-Olivier Wahler a choisit de donner à l’exposition du 17ème prix de la Fondation d’entreprise Ricard, dont il est commissaire.
Lucioles : donc discrétion, délicatesse, poésie lumineuse, pense le visiteur en poussant la porte de la Fondation. Mais l’œuvre qui l’accueille chamboule ce calme horizon d’attente : Énergie sombre, film réalisé par David Raffini et Florian Pugnaire reconstitue la folle équipée d’un van Volkswagen jaune.
Sans conducteur et doué d’une puissance autonome, le van fonce sur les routes, s’embourbe volontairement, s’abîme dans une végétation agressive, se précipite du haut d’un escarpement rocheux. Maculé et fumant, il prend des allures animales. De temps à autre, des plans rapprochés isolent quelques nœuds du moteur, font plan fixe sur des jeux de pistons et de pompes : le film semble hériter du Ballet Mécanique réalisé en 1923 par Man Ray. En d’autres moments, la caméra saisit en plan large la folie aveugle de la machine lancée à pleine vitesse, c’est alors un imaginaire science-fictif qui semble avoir guidé Pugnaire et Raffini, le van devenant un avatar des machines tueuses imaginées par Stephen King dans sa nouvelle Poids lourds.
Or, là où les machines de King dirigeaient leurs attaques contre le genre humain – comme le font toutes les machines tueuses, confère aujourd’hui, la réinterprétation du genre par Quentin Dupieux – c’est une pulsion suicidaire qui anime le van de Pugnaire et Raffini : en se précipitant dans le vide, elle se construit elle-même son avenir de carcasse.
“L’Ordre des lucioles” s’ouvre ainsi sur la mise en scène de la destruction d’un objet par lui-même. Discrétion, délicatesse, poésie lumineuse, disions-nous ? Plutôt, vitesse, violence, “énergie sombre”.
Motif dans l’œuvre de Pugnaire et Raffini, la destruction de l’objet est un principe esthétique dans la deuxième œuvre du parcours, l’installation de Robin Meier, Synchronicity. On entre dans Synchronicity, comme dans un inquiétant laboratoire : dans une tente, sous une lumière rouge, s’entassent et se connectent câbles, consoles, micros, enceintes, mélangeurs, métronomes, bacs d’eau, mais aussi murs de plantes en pots, lucioles (les voilà donc !), criquets. Tout ne semble qu’enchevêtrement et vacarme. Puis, peu à peu, une rythmique s’élève, une cohérence, une synchronie, car criquets, métronomes et lucioles stridulent, battent, luisent au même rythme. L’inextricable système échafaudé par Meier opère la synchronisation de l’organique et de l’inorganique. Comment y parvient-il ? Le mystère reste entier, les fonctionnements demeurent opaques. On circule difficilement dans Synchronicity, la lumière rouge gêne la perception, oblige à s’approcher, à regarder l’œuvre par effets d’attention successifs qui la fragmentent, empêchent d’en obtenir une compréhension unifiée. Lorsqu’on parvient à isoler un élément, celui-ci ne fournit aucune terminaison : il n’est qu’un relai dans un enchevêtrement. On explore ce système, sans jamais le posséder du regard.
En sortant de la tente de Robin Meier, on est surpris du silence, du calme et de la clarté de l’espace suivant. Nous voici dans une salle d’exposition des plus classiques, occupée de seulement quelques œuvres qui toutes répondent à une certaine poésie simple, à un goût sobre pour le beau matériau (ainsi, l’imposant baquet de Grace Hall ou les moulages en plâtre de Julien Dubuisson) : ici le regard est paisible et peut sereinement se livrer à son activité de contemplation, distinguer les objets, vaquer dans les intervalles.
Cette ellipse en forme de stase suspend l’emportement machinique des deux premières œuvres. Aussi est-on étonné lorsque, en quittant cet espace, on se retrouve dans l’installation de Thomas Teurlai. Avec ses entassements de circuits imprimés et autres micro-pièces extraites d’ordinateurs, celle-ci semble une répétition non-nécessaire, affaiblie et statique de l’œuvre de Robin Meier. D’autant qu’ici, tout est figé. Les débris de matériel informatique sont morts, l’activité a déserté les lieux, tout est déconnecté, si bien que malgré la contemporanéité des matériaux qu’elle exploite, l’installation a un goût d’archive.
Enfin, dans le dernier espace de la Fondation, une masse se découpe. On reconnaît ses contours heurtés, on la trouve plus grande et plus massive qu’on ne le croyait : c’est la carcasse du van d’Énergie sombre. Certes, cet effet de retour confère une profondeur temporelle à l’espace de l’exposition, l’inscrit dans une durée propre, avec ses effets de retours, de souvenir et d’oubli. Mais, ce surgissement de l’objet a aussi pour effet de vieillir sensiblement le propos de l’œuvre. Processus à l’entrée, la machine devient sculpture à la sortie. L’“énergie sombre” du film est amoindrie et comme trahie par le gigantisme immobile de l’objet, spécimen déjà ancien d’une histoire non naturelle.
L’exposition est dominée par la polarité qui s’établit entre deux œuvres : Énergie sombre et Synchronicity. Toutes deux traitent de machines, mais Énergie sombre est le témoin d’un temps où les machines étaient des objets autant que des icônes plastiques. Dans le cas de Synchronicity, au contraire, la machine n’a plus ni l’unité d’un objet, ni sa force frappe visuelle ou son potentiel esthétique. Elle est devenue un réseau de circulations, un espace composite, sans structure nette et qui met en échec l’appréhension visuelle.
En septembre 1968, l’artiste et universitaire américain Jack Burnham publia dans la revue Artforum un texte intitulé “Systems Esthetics”. Il y faisait le diagnostic d’un tournant artistique majeur : alors que l’art s’était jusqu’alors défini par la production d’objets, certaines réalisations récentes attestaient selon lui un passage d’“une culture tournée vers l’objet [à] une culture tournée vers les systèmes”. Pour Burnham, cette rupture faisait écho aux récentes transformations culturelles et techniques – développement de la cybernétique, progrès de l’informatique, etc. – mais surtout, elle marquait la fin de la toute puissance de l’appréciation visuelle des œuvres d’art : désormais, l’art ne produirait plus des structures unitaires à contempler en face-à-face, mais des situations d’interaction aux contours flous.
Cette alternative se rejoue dans la polarité entre Énergie sombre et Synchronicity. Énergie sombre conserve l’objet tout en scénographiant sa destruction, là où Synchronicity est résolument engagée dans une “esthétique des systèmes”. La première se donne au regard, la seconde l’éparpille et le frustre. Dans le dialogue entre ces deux œuvres semble se rejouer la tension qui anime la création contemporaine depuis les années 1960, celle d’une perpétuelle oscillation entre l’affirmation de l’objet et sa destitution.
Nina Leger
“L’Ordre des lucioles”, exposition du 17ème Prix Fondation d’entreprise Ricard, sous le commissariat de Marc-Olivier Wahler. Jusqu’au 31 octobre 2015, 12 rue Boissy d’Anglas, 75008, Paris. Ouvert du mardi au samedi, de 11h à 19h.
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