La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Dingo moderato
| 10 Nov 2021
Aucune idée, de Christoph Marthaler © JulieMasson

Aucune idée, de Christoph Marthaler © JulieMasson

Christoph Marthaler a-t-il jamais proposé une aussi petite forme ? Ils sont seulement deux sur le plateau du théâtre des Abbesses, le comédien écossais Graham Valentine, vieux complice, et le joueur de viole de gambe Martin Zeller. Deux, le grand maigre et le petit poupin. Deux entre deux portes, non, cinq portes, marron, moches, qui n’ouvrent que sur des sons – un chien, une annonce publicitaire, la voix d’un voisin irascible, celle d’un propriétaire inscrit sur la liste des propriétaires cambriolables. Deux voisins disjoints qui s’affairent, chacun pour son compte, à des activités comme poser un cadre blanc sur un mur blanc, chasser la mouche à la tapette, laisser dix fois tomber des clés, sortir par une porte et entrer par une autre, lire à voix haute les spécifications techniques de modèles de perceuses, ponceuses et mortaiseuses (Graham lit, Martin s’endort). Disjoints comme les quatre occupants de la chambre d’hôtel de King Size (2013), dont on ne sait pas s’ils se voient ou s’ils rêvent les uns des autres. Disjoints, sauf quand ils chantent ensemble.

On commence par chanter : c’est très souvent comme ça chez Marthaler, ses spectacles naissent de propositions apportées par les comédiens-chanteurs. Après quoi, dit Martin Zeller, « c’est comme une partition de John Cage : une idée assez claire, et dedans, de l’espace pour l’improvisation. » Après quoi, Marthaler, lui-même musicien (hautbois), intraitable sur le rythme et la musicalité, fixe, verrouille.

Que chantent-ils, Graham et Martin ? Une chanson populaire irlandaise, un poème de Baudelaire mis en musique par Léo Ferré (Le Léthé), et deux madrigaux de Thomas Morley. L’un des deux, Will you buy a fine dog, remporte un franc succès de rires, peut-être en raison de son refrain : « With a dildo, diddle, dildo ».

On rit beaucoup dans Aucune idée. La fameuse mélancolie marthalerienne est présente par moments, par nappes, mais le curseur s’est déplacé. On connaît les ficelles (la méprise, le coq-à-l’âne, l’absurde), on reconnaît des gags dérivés de spectacles précédents (les murs gargouillent, les boîtes à lettres peuvent vomir des prospectus et des bibles), mais on ne laisse pas d’être surpris. C’est fou le parti qu’on peut tirer d’une agglutination aussi simple (mais profonde) que ribble babble bimlico, quand on la répète quarante fois en la faisant rebondir de toutes les manières (certains spectateurs partent, tant pis pour eux – ils ne regarderaient sans doute pas jusqu’au bout Playtime de Tati).

Et puis, le texte (pas les onomatopées, les glossolalies, les refrains idiots : le texte), presque absent de certaines pièces de Marthaler, est ici une autre source de comique. Texte tout en français – une première sans doute. Tordants, ce dialogue entre Graham et un voisin invisible qui débute par « j’aimerais cambrioler votre maison » ; le monologue du radiateur, qui prévient qu’il va « augmenter la température jusqu’au malaise », interdire l’aération et limiter à sept le nombre d’aspirations par minute ; la vitupération, à la Thomas Bernhard, d’un autre voisin, invisible lui aussi : « arrêtez de faire huhu avec vos bouches, vous chantez faux, je vais appeler la police, je vais vous coller un procès, je vais vous casser la gueule, préparez vos dentiers ». Il est vrai qu’il est 22 heures, et que « chez nous, c’est pas comme ça que ça se passe ». On est en Suisse ou en Autriche, on ne plaisante pas avec le repos et la clôture.

On est loin des grandes formes politiques de Marthaler, comme Se protéger de l’avenir (sur l’eugénisme nazi – 2010) ou Derniers jours. Une veillée (qui faisait résonner les discours antisémites tenus avant la première guerre mondiale par des politiciens viennois avec les propos d’un Viktor Orban sur les Roms – 2013). On est plutôt du côté de la dinguerie clownesque de My Fair Lady (inspirée du film de Cukor, lui même issu du Pygmalion de George Bernard Shaw – 2012) ou d’Une île flottante (2013), d’après Labiche (La poudre aux yeux). Le monde extérieur filtre par les interstices (portes, fentes de boîtes aux lettres), et ce qui en parvient, c’est vrai, n’est pas réjouissant. Quelque porte qu’on s’ouvre, matraquage publicitaire : « N’oubliez pas votre foie-gras pour Noël ! ».

Aucune idée de Christoph Marthaler © JAlors, tout de même, retour à la mélancolie, dans un espace morne et fonctionnel, en diagonale, coupé d’arêtes de mur (la fidèle scénographe Anna Viebrock, a ici cédé la place à Duri Bischoff, mais demeure cette atmosphère un peu cafardeuse propre aux décors de Marthaler). Graham Valentine s’est harnaché à un fauteuil, quelle drôle d’idée, il le tire derrière lui, et ce qu’il pèse, ce fauteuil, autant qu’un âne mort. Il s’y assied pourtant, ferme les yeux, fredonne « What a beauty ». La musique console de la fatigue. Voici que Martin Zeller se joint à lui, pour la séquence finale, et que tous deux, penchés sur un entassement de prospectus, chantent Le Léthé : « Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre  ! » Dans King Size, certains acteurs chantaient couchés. Ça n’est pas facile, de chanter couché. Chanter tordu à l’équerre non plus, mais cet inconfort accroît davantage la fragilité du chant (ni Graham Valentine ni Martin Zeller ne sont chanteurs quoiqu’ils chantent bien, fluet, en falsetto), et c’est cela, joint à la mélodie tendre et chaloupée de Ferré, qui rend si beau ce dernier moment.

JB Corteggiani
Théâtre

Aucune idée, mise en scène de Christoph Marthaler, théâtre des Abbesses (Festival d’automne à Paris), jusqu’au 14 novembre. Théâtre Vidy-Lausanne, du 5 au 14 décembre 2021

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