Bien sûr il y a des hommes, de toutes sortes, de toutes orientations, à commencer par son directeur Jean-Paul Montanari, mais la 35ème édition de Montpellier Danse est féminine et parfois féministe. Sans doute que les penseuses, philosophes et “activistes”, remueuses du genre comme Judith Butler aux Etats-unis ou Beatriz Preciado (alias PaulB.) en Espagne et leur diffusion internationale jouent un rôle majeur dans le déplacement des lignes morales et spatiales. Il est évident que les corps présents sur scène sont imbibés de leurs réflexions. Les batailles autour du mariage pour tous, les basses attaques populistes ont précipité les créateurs dans un combat ardent pour que les théâtres demeurent le lieu tout à la fois du spectacle libre et d’une nouvelle expérimentation. Le temps de la danse d’auteur, de la douce danse, finement léchée pour des créations plus ou moins semblables, made in France, est révolu. La pensée est première et les corps survoltés. Bien que les chorégraphes ne renoncent pas à la notion d’auteur car ils en sont, ils la déplacent, la mettent dans la marge.
Le festival s’est donc ouvert avec Ottof de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen. Voilà un moment, une bonne dizaine d’années qu’on la surveille, non pour la ficher, ça c’est déjà fait par les autorités, mais parce qu’on se doutait qu’un jour, on se retrouverait devant une énigme jamais levée et devant un choc esthétique qui n’a pas fini de nous faire frémir. Depuis Madame Plaza, présenté à Montpellier en 2009, hommage rendu au cabaret de Marrakech éponyme et aux femmes héritières des Aïtas, danseuses, chanteuses et oratrices politiques, Bouchra Ouizguen n’a pas quitté les femmes du cabaret. Et elles non plus, ni Kabboura Aït Ben Hmad, ni El Hanna Fatéma, ni Halima Sahmoud, ni Fatna Ibn El Khatyb. Elles forment un bataillon, qu’elles appellent une fourmilière (Ottof) pour ne pas parler que d’elles mais de toutes celles, sœurs “qui mènent un long processus d’ouvrières dans un combat qui nous dépasse parfois : nous portons, nous creusons, nous répétons et nous suivons à l’unisson les gestes, les paroles des autres, pour un combat, au-delà de nos êtres”.
Bref, il ne faut pas trop leur en compter, les injures, elles connaissent, et les coups, le rejet des familles. Alors, lorsqu’elles entrent en scène, tout d’abord dans un rituel tout à fait intime et lent comme pour lancer la machine, il faut s’attendre à tout, surtout lorsqu’elles viennent nous parler d’amour, celui si cher prodigué par les hommes ou par le protectorat français (1912-1956), et qu’elles bercent cet amour bafoué dans leurs bras, elles sont tout à la fois drôles et pertinentes. Ce sont des voix qui parlent en arabe mais avec les quelques mots de français qu’elles lâchent, il est facile de comprendre. Tout est à double sens. Fatéma, par exemple, tient son amour dans les bras et explique : “quand il tombe malade je le mets sur mon cœur, le berce et je ne l’amène pas chez le médecin, je le guéris de ma salive, juste de mon regard, avec mes mots, mes paroles, même ma marche le guérit et je ne le laisse pas partir, je ne le laisse pas regarder ailleurs, la tête, la tête toujours en bas, sinon, ils me l’emportent, ils ne me le laisseront pas, je vous jure qu’il ne restera pas (…) cet enfoiré d’amour”.
Tout est dit dans un chant, tout est dit par leur présence sur scène, et par celle de Bouchra Ouizguen qui est un farfadet, un feu follet. Elles prennent l’habit traditionnel des campagnes sur la musique de Lutoslawski, puis elles s’éclatent dans une boîte de nuit pour touristes post-coloniaux sur My Baby don’t Care de Nina Simone, toutes chevelures défaites. Elles partent on ne sait où, l’une par la salle, l’autre derrière le rideau de fond de scène, une autre par une sortie de secours. La danse du ventre, pure invention occidentale n’aura pas lieu. Les gestes sont précis, amples, l’espace mesuré. Ces dames ont eu l’habitude de concentrer le regard du public sur elles pour gagner leur vie de “femmes publiques” de cabaret. Elles poursuivent dans le même registre sur une scène différente.
Marie-Christine Vernay
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