La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Loue charmante studette, vue imprenable, prix d’équilibre
| 24 Mai 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Nous avons évoqué les rapports complexes entre économie et maths : passons à la pratique. Combien, par exemple, devrait se louer (en moyenne) une chambre de bonne standard de 12 mètres carrés au dernier étage d’un immeuble Hausmannien de Paris ? Nous ferons ici abstraction des variations colossales du prix au mètre carré selon le quartier, lesquelles sont d’ailleurs un peu amorties pour ce type de bien.

Pour le savoir, on va construire et comparer deux courbes, deux fonctions. La première, la courbe d’offre, détermine, pour un prix donné, le nombre de propriétaires qui seraient prêts à louer leur chambre au sixième sans ascenseur (pardon, leur coquette studette avec vue imprenable) à ce prix-là. Si les prix augmentent, bien entendu, plus de propriétaires seront tentés de louer leur bien ; le nombre de chambres offertes va donc augmenter avec le prix. Presque personne ne donnera une chambre à 50€ par mois ; mais la plupart des propriétaires la loueraient joyeusement à 2000€ si quelqu’un était assez fou pour leur proposer cette somme.

On considère aussi la courbe de demande, qui détermine, pour un prix donné, le nombre de locataires potentiels. Plus élevé est le prix, plus rares sont les candidats. Le nombre de biens recherchés sur le marché va donc diminuer avec leur prix. Beaucoup de gens prendront une chambre à 50€ ; personne ne la paiera 2000€.

Tracées sur une même feuille de papier, les deux courbes se croisent : il existe donc un prix auquel autant de personnes sont prêtes à offrir un bail que de personnes sont prêtes à le signer. Le résultat assez improprement appelé loi de l’offre et de la demande (c’est plus un théorème qu’une loi de la Nature) indique alors que le “bon” loyer pour une chambre est celui-là, et qu’il s’y fixera tout seul si on laisse faire le marché. Il n’est pas très difficile de s’en convaincre. En effet, tenter en tant que propriétaire de louer ma chambrette plus cher créerait un excédent (il y a plus d’offre que de demande au prix exagéré que je fixe) ; tous les aspirants locataires malins loueront à des propriétaires moins gourmands que moi et je resterai avec mon bien sur les bras. À l’inverse, en tant que locataire, demander un loyer moins cher créerait un déficit (il y a plus de locataires que de propriétaires intéressés au prix que je veux) ; tous les propriétaires malins loueront leur bien à des gens moins fauchés que moi, et je resterai sans logement. Le marché s’équilibre donc tout seul. Tout ceci se démontre assez simplement, avec des maths niveau terminale, et il n’y a vraiment rien à redire au raisonnement mathématique sous-jacent.

D’où la formidable assertion libérale, assénée régulièrement et avec vigueur, qui identifie toute réglementation des marchés à une aberration économique voire morale. Réglementer les marchés, c’est faire fi des vérités mathématiques les plus élémentaires à des fins idéologiques.

Comme on le verra, ce n’est pas toujours faux. Cependant c’est à ce point précis du raisonnement qu’il est permis de douter, et recommandé de poser des questions. Ces dernières sont de deux types.

Premièrement, il convient de bien préciser les hypothèses, trop souvent implicites, sous lesquelles ce modèle mathématique simple peut représenter ne fût-ce qu’approximativement un marché réel. Ces hypothèses ont été établies en toute honnêteté par les théoriciens, mais l’idéologie tend à les oublier. Là où elles ne sont pas réalisées, le modèle cesse d’être valide, ou doit tout au moins être regardé de près et adapté si nécessaire.

On peut ainsi remarquer que la forme des courbes d’offre et de demande décrites ci-dessus n’est pas universelle : elle dépend de la nature du bien. Un objet culturel tel qu’un ticket de concert, une entrée à une exposition ou un accès à délibéré.fr obéit par exemple à une courbe d’offre différente de celle d’un appartement : la production du premier exemplaire est soumise à un coût fixe important, mais la production d’un exemplaire supplémentaire représente un coût faible voire nul. Dans ce cas, la courbe d’offre décroit quand le prix augmente, tout comme la courbe de demande : plus je suis assuré de vendre d’exemplaires, plus je peux me permettre de baisser le prix de chacun. Dans un tel cas, il n’y a pas d’assurance mathématique que les courbes d’offre et de demande se croisent : il est possible que la fabrication du bien soit tout simplement trop chère pour que la communauté des amateurs puisse se le payer. Il existe aussi des exemples apparemment paradoxaux dans lesquels la demande augmente avec le prix – on constate bien que l’industrie du luxe reste florissante en période de crise, et certains biens immobiliers rares s’arrachent bien au-dessus des prix du marché. Enfin, on ne peut pas réellement considérer chaque bien comme indépendant : les courbes d’offre et (surtout) de demande d’un bien peuvent être modifiées en fonction de celles d’autres biens. Si le prix des studios baisse, la demande de chambres de bonne donc leur prix baissera également ; mais si le prix du logement augmente, la demande de voyages baissera en retour car l’un des biens est plus indispensable que l’autre aux ménages. Les économistes, bien entendu, savent identifier ces cas et les étudient via des modèles adaptés : il convient simplement de se souvenir que le cas d’école que nous avons mentionné ici n’est qu’un cas particulier parmi d’autres et non la loi universelle que certains veulent y voir.

Le raisonnement ci-dessus repose par ailleurs et surtout sur une hypothèse essentielle, nécessaire pour relier ce modèle purement mathématique (et en tant que tel parfaitement innocent) à une vision de la réalité. Cette hypothèse est qu’une concurrence libre et parfaite – entre acheteurs comme entre vendeurs – existe sur le marché considéré. Dans notre exemple, cette hypothèse stipule que locataires comme propriétaires sont au courant de toutes les transactions ; ils ont le détail de tout ce qui est offert en location et de toutes les demandes en cours ; et ils agissent tous rationnellement pour maximiser leur intérêt financier. Chacun ayant le même niveau d’information et faisant le même raisonnement, conclura logiquement qu’il doit négocier autour du prix d’équilibre ; s’il s’en écarte un chouïa, le marché le rappellera gentiment à l’ordre. Dans un domaine tel que l’immobilier, où les acteurs sont nombreux, on peut penser n’être pas trop loin de ce modèle idéal – agences immobilières et notaires jouant le rôle (rémunéré) de pourvoyeurs d’information. Mais “pas trop loin” ne signifie pas qu’on y est, comme tout Parisien le sait d’expérience parfois douloureuse. Par ailleurs, c’est loin d’être le cas de tous les marchés : pensez aux télécommunications. Qui peut maintenant penser qu’il ait jamais été légitime de payer un SMS 11 centimes d’euros, comme nous le faisions à une époque ? Or c’était le prix qu’offraient en chœur les quelques fournisseurs du marché. Si le consommateur ne sait pas, par manque d’information, évaluer la marge du producteur sur un bien, et tant qu’aucun producteur ne décide de rogner sur ladite marge pour gagner des parts de marché (ce qui peut être le bon calcul dans un écosystème financier où la marge est reine), alors – sans même parler des cas avérés d’entente illicite –, la courbe d’offre se retrouve artificiellement tirée vers les prix élevés, et le prix d’équilibre n’a plus le sens présumé équitable que lui attribuent les libéraux. Il faut reconnaitre à ce sujet qu’un vrai libéral déteste les distorsions de marché quelle qu’en soit l’origine, qu’il déteste donc monopoles et oligopoles, et qu’il votera sans états d’âme des lois pour les réprimer ; cependant beaucoup peignent un tableau plus idyllique que réel de la situation actuelle, en donnant à penser que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Ce qui nous amène à l’autre type de questions que l’on peut légitimement se poser dans les cas (nombreux) où le modèle de l’offre et de la demande s’applique au moins approximativement : ce sont les questions d’ordre politique et moral. Qu’un modèle mathématique représente assez correctement la réalité pour permettre certaines prédictions n’implique pas que cette réalité soit politiquement souhaitable ou moralement acceptable. La nature n’est pas bonne en soi ; une réalité, même si elle peut s’expliquer mathématiquement, n’est pas justifiée politiquement ou moralement de ce fait. Est-il, par exemple, moralement juste ou socialement gérable qu’un 10m² se loue 450€ à Paris? On est en droit de considérer que non, et ce même si ce prix est un prix d’équilibre sur un marché parfait. Comme l’explique André Comte-Sponville, subordonner la politique ou la morale à la technique, c’est une forme de confusion des ordres (qu’il appelle en l’occurrence de la barbarie).

Cependant, à l’inverse, on ne doit pas non plus nier les maths au nom de la morale – ce serait une autre forme de confusion des ordres, que Comte-Sponville appelle angélisme. Le modèle mathématique doit être pris en compte, et imposera des contraintes à l’action politique. Imaginons que, décideur bien intentionné et indigné par ces prix délirants, j’impose un loyer maximal de 150€ (un tiers de RSA) pour une chambre de bonne. Je risque alors d’entretenir une pénurie permanente de logements sans rien régler au problème d’origine : une grande proportion des propriétaires, qui étaient prêts à louer leur bien à 450€ mais pas plus bas, le retireront tout simplement du marché. Je n’ai en effet pas joué sur la forme de la courbe d’offre ; au prix que j’impose, tous les demandeurs de logement ne trouveront pas un toit. Si j’en prends conscience et que j’accompagne cette politique d’une offre complémentaire suffisante de logements sociaux, je résorberai peut-être cette pénurie – mais j’aurai de toute façon soulevé un tollé inutile, faute d’avoir réalisé que cette offre de logement social, sur un marché par ailleurs totalement libre, aurait à elle seule suffi pour modifier la courbe d’offre et déplacer naturellement le prix d’équilibre vers plus de décence !

Si je ne peux proposer de logement social faute de moyens, une solution alternative me permettrait de modifier d’autorité la forme de la courbe d’offre : la réquisition. Si je force les propriétaires de chambres vacantes à louer leur bien pour 150€, je change de fait le prix d’équilibre sans créer de pénurie artificielle. Je respecterai donc – paradoxalement – davantage la dynamique du marché en réquisitionnant des logements qu’en régulant les prix. Bien entendu, ce faisant, je m’exposerai à l’accusation parfaitement recevable d’atteinte grave aux libertés. Est-il plus ou moins acceptable, moralement et socialement, de forcer un propriétaire à louer un logement vacant que de subir la loi des marchands de sommeil ? Votre réponse vaut la mienne. C’est ici que le débat politique, le débat de valeurs, la dialectique entre valeur de liberté et valeur de fraternité prend toute sa place. Les maths ne peuvent y contribuer – elles peuvent au mieux, et humblement, aider chaque camp à comprendre les conséquences prévisibles de ses choix.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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