Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Années 1920-1930 : les mousquetaires Borotra, Lacoste, Cochet et Brugnon rivalisent d’élégance vestimentaire et morale sur les courts de tennis, maniant leur raquette comme certains, en d’autres temps, maniaient l’épée et la rapière, s’excusant avec grâce lorsqu’une balle atterrit par mégarde dans les tribunes, béret ôté et baisemain à la spectatrice molestée. Le tennis est un sport de gentlemen.
Années 2015-2016 : les journaux évoquent les “soupçons”, la “corruption”, le “trucage”, “l’argent”, les “paris frauduleux”, le “scandale”. De nombreux joueurs, et parmi les meilleurs, sont soupçonnés d’avoir truqué des matchs, de s’être laissé corrompre par des parieurs spécialistes des rencontres arrangées. Parallèlement, la Fédération française de tennis est l’objet d’une enquête au sujet de possibles malversations en son sein, problèmes de gestion et abus de biens sociaux. On apprend aussi que les tournois de tennis sont sponsorisés par des sociétés de paris, en tout bien tout honneur n’est-ce pas, et que l’ATP a loué, en mars 2007, les services d’un repenti de la mafia pour faire œuvre de pédagogie auprès des joueurs (tricher c’est mal, etc.).
Mais comment, mais pourquoi ? répètent en boucle joueurs et amateurs de tennis qui se rêvaient mousquetaires, découvrent de vulgaires fripouilles et traînent désormais leur morosité et leurs guêtres sur des courts rouges de honte, enthousiasme en berne et moral dans les chaussettes. Allez, le massacre des illusions se poursuit, tout y passe dirait-on : liberté, égalité, fraternité, on brade à peu près tout, et maintenant le tennis.
Aux joueurs et spectateurs abattus, il convient de prescrire la lecture de l’ouvrage du Mexicain Álvaro Enrigue, Mort subite récemment publié en France aux éditions Buchet-Chastel. Il y est question d’un curieux match de tennis opposant, le 4 octobre 1599, un poète espagnol à un jeune artiste de Rome : Francisco de Quevedo et Le Caravage, excusez du peu, assommés l’un comme l’autre par une gueule de bois monstrueuse qui ne les empêchera pas de jouer leurs trois sets. Quevedo à Rome face au Caravage ? Parfaitement, et l’auteur de préciser : “Le 4 octobre 1599 fut une journée ensoleillée à Rome. On n’a pas établi que Francisco de Quevedo ait été dans la ville ce jour-là, mais qu’il ait été ailleurs non plus.” Dont acte. Quant au Caravage, il fut, apprend-on, un grand joueur de tennis doublé d’un assassin. Une très haute moralité n’a donc visiblement jamais été exigée à l’entrée des courts de tennis. Rien de neuf sous le soleil, dirait-on. Mais voyons un peu la chose de plus près.
Premier set : l’artiste italien est en difficulté, tout englué encore dans ses excès éthyliques de la veille, “il ne comprenait pas très bien pour quelle raison il était en train de jouer au tennis contre un Espagnol, ni pour quelle raison cet Espagnol était escorté de la sorte, ni comment il pouvait être en train de perdre contre un adversaire boiteux, au visage avachi au niveau des joues comme une paire de fesses”.
Deuxième set : le vent tourne. Et le poète “se sentait fatigué, vieux, tout poisseux ; plus espagnol que jamais, obsédé par sa claudication qui était soudain devenue un univers d’infirmités… ”.
Une chronique sportive, donc, tennistique, même. Ou presque. L’auteur avoue, au détour d’un chapitre : “Je ne sais pas, tout en l’écrivant, quel est le sujet de ce livre. Ce qu’il raconte. Ce n’est pas exactement un match de tennis. Ce n’est pas non plus un livre sur la lente et mystérieuse intégration de l’Amérique à ce que nous appelons avec une obscène perte de repères ‘le monde occidental’ – pour les Américains, l’Europe, c’est l’orient.”
Car tout ne se passe pas sur le court de tennis romain dans le roman d’Álvaro Enrigue. Les escapades sont nombreuses, en particulier vers le continent américain récemment découvert par ces conquistadors guidés par “un dieu un peu fade et pragmatique nommé argent”. Hernán Cortés (“saint patron des insatisfaits”), Anne Boleyn, Apollonius de Tyr, le Pape Pie IV (grand amateur de tennis, “il jouait de poussifs matchs en double avec ses enfants”), la Malinche et bien d’autres vont et viennent au rythme des échanges et des paris enfiévrés. Ah, oui, parce qu’on parie de l’argent, chez Enrigue. Tout au long du match, point par point, jeu par jeu, ou sur l’issue finale, tandis que les joueurs guettent anxieusement leur cote monter ou descendre, jusqu’au Pape qui parie “de très importantes sommes d’argent en compagnie de sa progéniture”.
Troisième set : “Vous ne trouvez pas inquiétant qu’absolument personne à part nous n’ait mis de l’argent de notre côté de la corde ?” s’interroge un Espagnol.
Tout est pari. Oublions “la mesquinerie et la bêtise de ceux qui croient que le but du jeu est de gagner”. Jouons pour jouer. Parions. Sur tout. “Si l’on devait jouer la coupe mondiale des humanistes disparus – écrit Enrigue –, à coup sûr Quiroga se retrouverait en finale avec Erasme de Rotterdam et il gagnerait haut la main.”
Je parie que nos joueurs contemporains un peu perdus devraient trouver de quoi se ragaillardir en ce récit de match situé en un temps où le tennis “était bien plus violent et bruyant que le nôtre”, “vu qu’il s’agissait d’un sport inventé par des moines méditerranéens, il possédait des connotations bibliques : les anges attaquaient et des diables défendaient”.
En réalité, rien n’a changé. Anges et diables s’écharpent match après match, l’argent coule à flots, l’humanité s’amuse et se scandalise comme elle l’a toujours fait, car elle n’est au fond pas meilleure sur les court de tennis que sur les places de marché, les tribunes politiques ou dans les paradis fiscaux. Pas pire non plus. Et les diables se défendent rudement bien.
Pour l’avenir, les paris sont ouverts.
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
Álvaro Enrigue, Mort subite, traduit de l’espagnol par Serge Mestre, Buchet-Chastel, 2016
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