“Un acteur japonais tué d’un coup de sabre en pleine répétition.” (Kyodo News)
L’affaire n’aurait sans doute pas fait autant de bruit autour de la planète si, quelque jours auparavant lors d’une représentation théâtrale à Pise, un acteur italien n’était mort lors d’une fausse scène de pendaison qui s’est terminée par une vraie strangulation. Loi des séries ? Ce genre d’accidents frappe l’opinion car les morts non simulées surgissant dans le cadre de spectacles nous font pénétrer dans une zone trouble où s’ébattent de concert Eros, Thanatos et Dionysos. Le cinéma a beau nous gaver de meurtres et d’accidents mortels avec un réalisme de plus en plus troublant, la représentation au cinéma ou à la télévision de décès réels reste un tabou absolu. On ne va tout de même pas occire des acteurs pour distraire le spectateur ou pour hisser l’art à une altitude inédite !
Je confesse que je suis hanté depuis des années par une courte séquence d’un documentaire qui montrait un artiste américain réunir quelques amis dans un appartement haut perché de Manhattan, puis se livrer à une “performance” ahurissante : le type courait soudain vers la fenêtre et se jetait dans le vide. La défenestration comme acte artistique ! Le suicide comme nouvelle frontière de l’art ! L’exhibition de la mort comme moment culturel ! Je regardais ce soir-là la télé d’un oeil distrait sans trop me soucier de savoir s’il s’agissait d’un docufiction ou de la réalité. Un épouvantable malaise m’a saisi immédiatement après car, du fait de mon inattention, je n’ai su quel statut donner à ces images. Il ne faudrait regarder que des dessins animés.
Je n’ai pas cherché à en savoir plus, de peur d’apprendre que cette “performance” avait bien eu lieu. Il y a quelques années, un homme est tombé, ou a sauté, depuis un balcon de la Tate Modern à Londres qui accueillait alors une exposition sur un célèbre performer. Des passants ont pris des photos, pensant qu’il s’agissait d’un extraordinaire happening : cela prouve bien que le public s’attend à tout des artistes contemporains. Après tout, l’actionnisme viennois était déjà allé très loin. À New York, le néo-Dada Ray Johnson a sauté d’un pont sans qu’on sache si c’était là le couronnement inouï de son oeuvre ou le résultat d’un moment de dépression. Le “suicide artistique” reste un fantasme, et l’on peut gager qu’il le restera encore un certain temps. Quant aux fameux snuff movies (montrant des gens tués ou estropiés devant la caméra sans leur consentement, ou pire : avec), ils relèvent assurément de la légende urbaine.
Soit. Mais supposons qu’un “suicide artistique” ait bien lieu un jour quelque part. Cela relèverait-il de la psychopathologie, comme nous sommes fort tentés de le penser, ou bien de la création poussée à ses ultimes limites ? Les revues de psychiatrie mentionnent plusieurs cas de suicides de personnes en état de grande euphorie, mais on ne recense pas d’artistes majeurs parmi elles. Les plus cyniques estimeront nécessaire qu’un jour un performer se balance par la fenêtre pour de bon, comme cela ce serait fait une bonne fois pour toutes. Oui mais : après la première défenestration comme acte esthétique suprême, un autre artiste (pas le même, évidemment) ne sera-t-il pas tenté de repousser encore les limites en procédant à la première auto-éventration à la scie circulaire à lames multiples ?
Édouard Launet
Sciences du fait divers
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