Ce récit de la découverte inattendue de lettres inédites de l’écrivain guérillero est construit comme une enquête, historique et littéraire, et aussi comme l’hommage, à quarante ans de distance, d’un écrivain à un autre écrivain, mort sans sépulture et dont les assassins n’ont jamais été jugés.
Première partie de cet essai sur la correspondance clandestine entre le poète salvadorien Roque Dalton et son ex-épouse Aída Cañas :
J’ai trouvé les lettres par hasard dans les archives de la famille Dalton. J’avais fait le voyage de Iowa City à San Salvador dans un but précis : Juan José et Jorge, les fils et héritiers du poète Roque Dalton m’avaient donné la permission d’examiner les archives de la famille, dans lesquelles j’espérais trouver la première version et les carnets de notes du dernier chapitre du roman Pobrecito poeta que era yo [Pauvre petit poète que j’étais, inédit en français, NdT] publié au Costa Rica en octobre 1976, seize mois après l’assassinat du poète par ses camarades de guérilla à San Salvador sous l’accusation de trahison. Le dernier chapitre du roman, qui a pour titre « José. La lumière au bout du tunnel », raconte les cinquante et un jours de captivité de Dalton entre les mains de l’armée salvadorienne, qui l’avait enlevé dans le cadre d’une vaste opération lancée par la CIA en septembre et octobre 1964 pour démanteler et, si possible, retourner les réseaux d’espionnage cubain dans plusieurs pays d’Amérique centrale, au Mexique et en République dominicaine. Dalton décrit les interrogatoires auxquels il a été soumis par un agent de la CIA, qui lui proposait de se transformer en agent double et qui, devant le refus de collaborer du poète, l’a menacé d’une mort non pas en héros mais en traître, ainsi que cela devait arriver onze ans plus tard. Le poète eut la chance d’échapper à ses ravisseurs par un concours de circonstances raconté dans le roman. Mon intention était de retrouver le manuscrit original de ce chapitre [1] afin de le comparer à la version finale publiée et aux dépêches déclassifiées de la CIA de l’époque [2]. Je n’ai pas eu de chance : j’ai trouvé des versions originales des autres chapitres du livre [3] mais non de ce dernier. À la place, en plus de me faire une idée de l’ampleur des archives conservées par la famille Dalton, je suis tombé sur la chemise cartonnée contenant les lettres.
C’était une chemise très mince, sans aucun signe distinctif, ni titre ni indication. Elle contenait seize lettres, certaines originales et d’autres sous forme de copie sur papier carbone, abîmées par le temps. Les trois premières, signées de Roque, étaient destinées à son ex-épouse Aída Cañas, à sa mère María García, et à Frank, le nouveau compagnon de Aída ; même si le lieu de leur envoi n’était pas mentionné, elles étaient datées de 1973 (24 juin, 18 août et 20 octobre, respectivement) et se rattachaient donc à la période (d’avril à décembre 1973) où Dalton avait fait croire qu’il était au Vietnam. Je savais d’ores et déjà que ce fameux voyage dans le sud-est asiatique n’avait été qu’une ruse et qu’en fait durant tous ces mois il n’avait jamais quitté Cuba et était resté confiné dans une planque quelconque ou dans un camp d’entraînement, attendant le feu vert pour son retour clandestin au Salvador en tant que membre de la guérilla [4]. La ruse avait été si bien organisée que sa compagne cubaine de l’époque, l’actrice et metteuse en scène Miriam Lezcano, et ses amis écrivains et éditeurs étaient convaincus que Dalton se trouvait au Vietnam, et même Julio Cortázar dans sa nécrologie de Dalton évoque « la dernière lettre que j’ai reçue de lui, datée de Hanoï le 15 août 1973, mais parvenue entre mes mains beaucoup, beaucoup plus tard pour des raisons que je ne saurai jamais ». [5]
J’ai donc lu ces trois lettres avec un grand intérêt et j’ai pu vérifier que la seule à être « dans le secret des dieux » était son ex-femme Aída, alors qu’à ses deux autres correspondants il disait être à l’autre bout du monde.
Mais ce sont les treize autres lettres qui ont causé ma surprise : neuf étaient adressées à Ana et signées de Miguel ; les quatre autres étaient des réponses de Ana à Miguel. Et leurs dates s’échelonnaient de décembre 1973 à janvier 1975, la période où Dalton avait vécu comme combattant clandestin au Salvador !
L’histoire telle qu’elle a été racontée jusqu’à maintenant est la suivante : Dalton serait entré clandestinement au Salvador le 24 décembre 1973, via l’aéroport de Ilopango, avec un faux passeport au nom de Julio Delfos Marín (ou « Dreyfus », selon une autre version, comme si le choix de ce nom indiquait une prémonition de ce qui allait arriver à celui qui le portait), et avec les traits du visage modifiés par une opération de chirurgie esthétique effectuée à Cuba, par la même équipe médicale qui avait modifié les traits de Che Guevara avant son aventure bolivienne [6]. Selon cette histoire, Dalton a rejoint l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP) en qualité d’assesseur de sa direction, il est resté quinze mois au Salvador (entre son retour en décembre 1973 et son assassinat le 10 mai 1975), il a participé à un nombre restreint d’actions armées [7], ses contributions ont plutôt été de caractère politique et idéologique, et c’est justement en raison d’une dispute politique que ses propres camarades l’ont assassiné en l’accusant, d’abord, d’être un agent cubain, puis d’être un agent de la CIA. Voilà l’histoire telle qu’elle a été racontée. La correspondance entre Miguel (Roque) et Ana (Aída) apporte, cependant, de nouveaux éléments et de nouveaux méandres à la connaissance de cette période de la vie du poète.
« Chère Ana : je t’adresse un premier salut depuis la nouvelle maison. Tout le monde va bien, et les choses se présentent mieux que ce à quoi je m’attendais. Je suis déjà au travail malgré ma santé, je crois qu’une visite chez le médecin suffira pour que j’aille mieux. J’ai souvent pensé à vous et j’espère que vous allez bien. Dis à Rafaelito, Jaimito et Julito que je pense beaucoup à eux et que j’espère qu’ils sont bien portants et qu’ils travaillent bien. Transmets toute ma tendresse à Mónica… »
C’est ce qu’on peut lire dans la première lettre envoyée par Miguel, écrite à la machine et datée du 11 décembre 1973. Six jours plus tard, dans une lettre manuscrite, il précise : « Chère Ana : je t’écris pour te rappeler deux ou trois choses que j’avais oublié de te redire. D’abord, quand je t’écrirai, tout ce qui concerne mon amie sera mentionné sous le nom de ‘Mónica’… »
D’après ces lettres, Dalton serait rentré au Salvador non le 24 décembre, ainsi que plusieurs textes le prétendent, mais au début du mois. Cela pourrait être un détail sans importance s’il ne mettait en lumière le manque de fiabilité des témoignages de ceux qui ont été dans la clandestinité avec Dalton et ont participé au scénario qui a abouti à son assassinat [8].
Les treize lettres sont écrites en langage codé mais n’utilisent pas une cryptographie élaborée. Dans sa troisième lettre, datée du 28 décembre 1973, en référence à ses premières impressions sur le travail de l’ERP, Miguel écrit à Ana : « Je peux t’assurer qu’il s’agit d’une affaire sérieuse, menée par des gens responsables. J’ai pu constater que l’entreprise, même si elle n’est pas millionnaire, dispose d’une solvabilité morale et économique, et que cela vaut la peine d’y investir des efforts, de l’argent de la confiance, car les travailleurs et les dirigeants qui y travaillent ne sont ni des irresponsables ni des imposteurs, et n’offrent pas des emplois à n’importe qui. Les bénéfices viendront plus tard et il faut envisager l’avenir avec espoir. Les assurances-vie et autres sont des sujets délicats, mais une maison qui a de l’expérience et surtout de solides principes moraux mérite qu’on lui fasse confiance. »
Pas besoin d’être très malin pour comprendre ce que Dalton raconte ici à Aída, restée tout ce temps à La Havane en charge de leurs trois enfants. Le langage codé est à son minimum, ce minimum que doit utiliser un combattant clandestin dans sa correspondance (l’utilisation de pseudonymes et le camouflage des situations, avant tout), quand elle ne doit pas passer par la poste mais être remise en mains propres. Certaines des lettres de Dalton sont arrivées à Aída à La Havane à travers des militants de l’ERP de passage sur l’île ; d’autres certainement via des agents cubains qui les ramenaient depuis le Mexique.
Les pseudonymes utilisés par Dalton semblent avoir été choisis au hasard, sans aucune connotation particulière. Si lui est Miguel et Aída Ana, leurs trois fils adolescents sont Rafaelito (Roque Antonio), Jaimito (Juan José) et Julito (Jorge) ; la compagne que Dalton a laissée à La Havane, Miriam Lezcano, est Mónica. Quand il mentionne sa mère – María, si importante dans la vie du poète, comme on le verra plus avant –, il se réfère à Madame. D’autres personnages, comme les éditeurs du poète au Costa Rica, au Mexique et à Cuba, ont des noms presque inchangés. Et quand il mentionne son entourage politique, il utilise les pseudonymes que chacun utilisait à cette période.
Pour un révolutionnaire, le passage à la clandestinité tient du rituel d’initiation, il abandonne sa vie ancienne et il est face à l’inconnu que représente la nouvelle aventure. Il s’agit de devenir un autre, de se défaire du passé, de ce qui pourra le rendre identifiable par l’ennemi : il doit changer de nom, d’apparence, d’habitudes et modifier en particulier la façon qu’il a de s’assumer. Il n’est plus celui qu’il était avant, mais un autre, inventé.
Dalton semble s’être soumis à ce rituel. Ce qu’il avait été restait à Cuba : le poète bohème, le polémiste radical, l’ivrogne provocateur, le coureur de jupons, l’écrivain graphomane. Il s’est transformé en un autre, le camarade Julio, qui devait accepter les valeurs et les rigueurs de la vie d’un combattant clandestin, une vie qui a dû être largement consacrée à rester enfermé, à participer à des réunions avec des cadres triés sur le volet, à écrire des textes, et à participer à des entraînements et à des cours de politique, une routine plutôt ennuyeuse pour quelqu’un possédant le caractère de Dalton. Dans son cas, il est probable que toute sortie au dehors était une aventure, accompagnée d’une poussée d’adrénaline, car il n’avait aucun doute sur le fait que si l’armée le repérait, il était très improbable qu’il en réchappe. Pourtant, la poésie qu’il a écrite à cette période – publiée de façon posthume sous le titre Poemas clandestinos [Poèmes clandestins, traduits par Juliette Combes-Latour, Le Temps des Cerises, 2003, NdT] et signée par quatre hétéronymes – est dépourvue d’anecdotes personnelles, si nombreuses dans son œuvre antérieure, et d’après ce que l’on sait, il n’a pas non plus écrit de textes de fiction durant ces mois, comme s’il avait voulu éviter la moindre possibilité d’être reconnu au travers d’un écrit qui serait tombé entre les mains de ses ennemis.
Les lettres de Miguel à Ana sont également dépourvues d’anecdotes, mais révèlent que cette métamorphose extérieure à laquelle Dalton s’est soumis, ce changement dans ses habitudes, son apparence et sa conduite, ne l’a ni libéré des préoccupations fondamentales qui avaient marqué sa vie jusqu’à ce moment, et qui devaient continuer à le marquer dans la clandestinité, ni de sa manière d’être bien particulière.
J’ai dit qu’en janvier 2013 je m’étais rendu à San Salvador avec l’intention de chercher dans les archives de la famille Dalton le manuscrit du dernier chapitre du seul roman écrit par le poète, que ma recherche avait été infructueuse mais qu’à la place j’avais découvert par hasard la chemise contenant les lettres envoyées par Dalton à son ex-épouse depuis la clandestinité. Ce que je n’ai pas dit c’est que, par hasard également, Aída Cañas, qui vivait encore à Havane, se trouvait de passage dans la maison où les archives sont gardées. J’ignorais qu’elle serait là et je ne l’ai su que la veille au soir quand un de ses fils me l’a dit. Je connaissais bien sûr des choses sur elle et sur son histoire avec Dalton, mais je ne l’avais jamais vue qu’en photos. Le lendemain matin, avant que je m’enferme dans la pièce où étaient conservées les archives, Jorge m’a présenté sa mère, une femme plutôt bien conservée, qui faisait plus jeune que ses 79 ans. C’est grâce à elle, aux deux longues conversations que nous avons eues, que j’ai pu comprendre plusieurs des points évoqués dans les lettres que je venais de découvrir et dont elle était la protagoniste
Aída et Roque se sont mariés le samedi 26 juillet 1955 ; elle avait 22 ans et lui 20. Ils s’étaient connus dans le quartier San Miguelito de San Salvador, où Roque avait grandi et où résidait une grand tante d’Aída, à laquelle elle rendait souvent visite. Trois mois après le mariage, leur premier fils est né. Dalton était étudiant en droit à l’université de San Salvador ; Aída était femme au foyer. Ils vivaient dans un appartement situé à l’arrière de la maison de la mère de Roque, María, situé au coin de la rue 5 de Noviembre et de la Segunda Avenida Norte, toujours dans le quartier de San Miguelito, où elle tenait un magasin ayant pour enseigne La Royal. Dans les premiers jours de juin 1957, Dalton est parti à Moscou pour participer au Festival de la jeunesse et des étudiants ; il en est revenu la troisième semaine d’octobre, quatre mois et demi plus tard, période durant laquelle Aída a survécu, alors qu’elle avait deux enfants à élever, grâce au soutien de leurs familles à tous les deux. Quelques semaines après son retour, avant la fin de l’année, le dirigeant ouvrier Salvador Cayetano Carpio s’est rendu dans l’appartement de San Miguelito pour annoncer officiellement à Dalton que sa demande d’adhésion au Parti communiste salvadorien (PCS) avait été acceptée ; Aída leur a préparé un bouillon de poulet pour fêter l’événement. Peu après Dalton allait commencer à travailler comme journaliste, et aussi à souffrir des conséquences de sa vie militante. Son premier séjour en prison date du 16 décembre 1959, quand le gouvernement militaire l’a accusé de troubles à l’ordre public ; un an plus tard, Dalton a de nouveau été conduit en prison « à la demande de tribunaux militaires sous l’accusation de rébellion et sédition » : il s’était caché dans une ferme aux environs de Zacatecoluca, qui appartenait à un parent d’Aída, où les militaires les ont capturés tous les deux : sur la photo publiée dans le journal, Aída montre un visage impassible aux côtés de son mari [9]. À partir de cette période, la vie de Dalton a été rythmée par les persécutions, les séjours en prison, les exils au Mexique et à Cuba, les expulsions vers les pays voisins d’Amérique centrale, et les cinquante et un jours d’emprisonnement dont j’ai parlé au début ; la vie d’Aída a quant à elle été marquée par l’angoisse dans son appartement sous surveillance policière, par les rendez-vous avec les autorités judiciaires et la présentation d’habeas corpus pour trouver où était son mari, et par la survie avec ses trois enfants grâce au soutien de sa famille et de María. Après l’enlèvement et la fuite à la fin 1964, Dalton a fini par s’installer à Prague en mai 1965 ; Aída l’y a rejoint au mois d’août avec les enfants. Il ont vécu une vie à peu près stable durant un peu plus de deux ans dans la capitale tchèque, où Dalton était le représentant du PCS au sein de la Nouvelle Revue internationale. Mais le périple n’était pas terminé. Fin 1967, la famille s’est installée à Cuba, où Aída allait rester vivre de façon permanente. La relation entre elle et Dalton était alors au plus mal ; ils ont divorcé dans le courant de l’année 1972. Dalton a commencé une nouvelle relation avec Miriam Lezcano et Aída avec Manuel Terrero, qui est mentionné dans les lettres sous le nom de Frank ou Francisco, un ancien militaire de République dominicaine qui s’était battu contre l’invasion des troupes américaines dans son pays et s’était ensuite exilé à Cuba. [10]
Malgré le divorce et leurs nouvelles relations sentimentales à tous les deux, Aída a continué à être la femme la plus importante dans la vie de Dalton : la correspondante, la confidente, l’amie, la secrétaire et la gestionnaire de son œuvre, la seule qui savait véritablement (à part ses chefs dans les structures clandestines) où il se trouvait, jusqu’à ce que la nouvelle de son assassinat lui explose à la figure.
Mais laissons à Dalton le soin de raconter les motifs et la signification de son divorce avec Aída, ainsi qu’il en parle à María, sa mère, dans la lettre datée du 15 août 1973 et envoyée de Cuba, mais qu’il écrit comme s’il était au Vietnam : « Comme je te l’expliquais dans une lettre ou dans plus d’une, Aída et moi avons décidé de divorcer et nous l’avons fait il y a plus d’un an, tout en préservant toujours une franche amitié et surtout le souci d’être unis vis-à-vis des enfants. Je crois que le divorce valait beaucoup mieux pour tous les deux, et c’est aussi ce que pense Aída. Le divorce n’est pas dû à du ressentiment entre nous, ni à un manque de respect, ni à un manque de solidarité, notre relation était simplement épuisée, une chose qui arrive fréquemment et qu’il faut être capable d’envisager avec franchise, sans vouloir forcer les choses. Les enfants qui sont déjà grands et responsables, vu le contexte dans lequel ils ont vécu ces dernières années ont très bien compris, sans traumatismes d’aucune sorte. Nous avons même pris soin, avant de formaliser les choses, de leur demander leur avis, et ils étaient d’accord. De plus, vu notre mode de vie, le cas de figure n’est pas celui de la femme abandonnée à son sort car la société ici a une place pour toute personne travaillant de façon honnête. Je n’ai absolument rien à reprocher à Aída, au contraire, je ne pourrais jamais lui rendre toutes nos années de vie en commun où elle a été une compagne exemplaire et dévouée, telle que tout honnête homme pourrait le souhaiter. Une grande part de ce que j’ai pu faire, je le dois à son aide, et la façon dont les enfants sont aujourd’hui, ils le doivent aussi pour une grande part à son dévouement. Mais la vie est complexe et l’on apprend à voir les choses avec d’autres yeux et l’on a d’autres critères concernant les relations humaines et par exemple on ne prend plus au tragique une situation qu’un divorce est susceptible d’améliorer. C’est ainsi que cela s’est passé pour nous, le temps a passé, et tout le monde trouve ça bien. Aída, les enfants et moi. Aída me seconde même dans mes tâches éditoriales, elle fait du travail de bureau quand il y a besoin de faire des copies de mes livres, et ce genre de choses. Et moi, même si je suis comme en ce moment loin et en voyage, je prends toujours de ses nouvelles et de celles des enfants et je sens la même responsabilité que si nous étions toujours mariés. Je n’oublie pas qu’ils ont dû quitter leur terre natale et leur famille pour me suivre et il me sera toujours impossible de me désintéresser d’eux. »
Qu’un homme tel que Dalton, âgé de 38 ans, ayant fait de nombreuses fois l’expérience de la prison et de l’exil, qui se définissait comme un révolutionnaire et était à cette époque en train de suivre un entraînement pour plonger tête la première dans la guérilla, se préoccupe de ce que sa mère serait susceptible de penser de son divorce, pourrait sembler étrange à première vue, hors de propos ; que quelqu’un en train de laisser derrière lui son ancien monde pour initier l’aventure de « l’homme nouveau » s’efforce de convaincre sa mère des mérites du divorce pourrait sembler un stratagème destiné à abuser ses ennemis militaires au cas où la lettre tomberait entre leurs mains. Mais non, ce n’était pas un stratagème : María, sa mère, a été pour Dalton une préoccupation constante, malgré son changement de vie.
Dalton était fils unique et illégitime. Sa mère, María García Medrano, était une infirmière salvadorienne ; son père, Winnall Agustin Dalton, était un Américain originaire de Tucson, Arizona, qui était arrivé en Amérique centrale à l’issue d’un périple risqué à travers le Mexique, lui-même et son frère auraient détourné 25 000 dollars que Pancho Villa leur avait donnés pour acheter des armes. Winnall a atterri au Salvador, où il s’est marié à une riche propriétaire terrienne et s’est retrouvé aussitôt lié à l’une des familles les plus puissantes du pays. Mais il n’a jamais perdu son tempérament impétueux : après un échange de coups de feu pour une histoire de jupons avec un autre millionnaire, Benjamin Bloom, Winnall est arrivé blessé à l’hôpital, où l’infirmière García Medrano s’est occupée de lui. Il y a eu une histoire d’amour, peut-être fugace, entre le gringo riche et l’infirmière pauvre d’où est né quelques mois plus tard – à 13h14 le 14 mai 1935 – Roque Antonio García. Et c’est sous ce nom qu’il a grandi avec sa mère (et une employée de maison appelée Pille) dans le quartier de San Miguelito, sous ce nom qu’il a fait ses études primaires et secondaires, jusqu’à ce que son père le reconnaisse, quand il avait 17 ans, âge où il a pris le nom de famille de son père juste avant de partir au Chili étudier le droit. Son père fut une référence, quelqu’un avec qui il n’a jamais cohabité au quotidien, qu’il a peu connu, qui lui a payé les meilleures écoles et le séjour au Chili, mais qui vivait dans un autre monde avec sa famille légitime, le monde des riches [11].
Le monde de Roque, c’était María.
En cela il n’est pas étonnant que la plus grande partie de la correspondance de Dalton qui a été conservée soit celle adressée à sa mère durant ses voyages et ses séjours en exil (qu’elle a gardée comme un précieux trésor) ; et il n’est en cela pas non plus surprenant que dans la dernière période de sa vie, quand il s’est transformé en guérilléro clandestin, sa mère soit demeurée une préoccupation permanente pour lui ; dans chacune des neuf lettres que Miguel envoie à Ana il se réfère à María, et en particulier au voyage qu’elle se proposait d’effectuer à La Havane pour rendre visite à son fils, sa bru et ses petits-enfants.
Dans la première lettre, datée du 11 décembre 1973, alors qu’il vient tout juste d’arriver au Salvador, Dalton écrit : « Nous avons examiné la question des deux dames et je crois qu’il n’y aura pas de problème. Je crois que les choses doivent être envisagées comme nous l’avions dit, cela économise du temps et si un obstacle insurmontable surgit à la fin, ce que je ne crois pas, on pourra toujours rectifier. Ce sera à la fin du mois, via la seconde personne que je te ferai savoir la façon de régler la question avec la dame qui me concerne ». Les deux dames sont María et Carmen, la mère de Aida, c’est-à-dire les grands-mères des enfants. La « seconde personne » est une militante de l’ERP qui doit bientôt aller à La Havane et à laquelle il confiera des instructions pour le voyage.
Six jours plus tard, le 17 décembre, dans une lettre manuscrite, Miguel revient sur la question : « Ensuite, si le voyage des deux dames se fait finalement, il faut que, une fois qu’elles auront le visa mexicain pour l’aller et le retour, elles aillent voir Ángel pour dire qu’il s’agit de ma mère et de ma belle-mère, ou de ta mère à toi, etc. C’est tout. Les camarades leur donneront rapidement le visa. » Et dans la lettre du 28 décembre, il insiste auprès d’Ana : « Je te supplie de faire ton maximum pour l’histoire de Madame, surtout pour savoir si cela se fait dans un délai très rapproché, pour savoir à quoi m’en tenir et voir, si jamais la décision va dans le sens que je t’indique, ce que nous pouvons faire de notre côté ». Et il ajoute en post-scriptum : « Je ne sais pas si j’ai été assez clair avec ma cousine, mais bien entendu, l’histoire de Madame, il faudra que tu en informes les patrons pour qu’ils soient au courant. Je crois aussi qu’il était bien clair que les billets de bus à partir de la ville de Mexico, c’est-à-dire ce que nous devons payer en dollars, ce ne seront pas eux qui les fourniront, comme nous avons toujours fait. S’il y avait des difficultés pour le retour, il faut faire face à la réalité, s’il y a de l’argent ou non, etc. Mais de toute façon nous verrons bien ce qu’il convient de faire s’il y a des difficultés ». La cousine est la militante qui a voyagé vers La Havane, les patrons sont ses contacts cubains, et quand il parle de billets de bus, il faut comprendre billets d’avion.
María s’était déjà rendu une fois à Cuba. Probablement au moment de Noël 1968 – cela faisait presque quatre ans qu’elle n’avait pas vu son fils, sa bru et ses petits-enfants, depuis qu’ils étaient partis en exil à Prague en 1965 –, et elle était restée un peu plus de trois mois sur l’île, jusqu’au 8 avril 1969, date de son retour au Salvador [12]. Un peu plus d’un an plus tard, María avait pu revoir Aída et ses petits-fils ; mais cette fois c’étaient eux qui avaient fait le voyage de La Havane à San Salvador grâce à un sauf-conduit spécial [13] ; Dalton, bien entendu, n’était pas avec eux. En décembre 1973, date de son entrée clandestine au Salvador, cela faisait plus de quatre ans qu’il n’avait pas vu sa mère. Allait-il chercher à la voir, à présent qu’ils étaient dans la même ville, ou s’en tiendrait-il à distance à cause des strictes règles de sécurité ?
Dans la correspondance entre Miguel et Ana, il y a un saut ou un vide : Miguel envoie trois lettres en décembre 1973, mais la suivante est datée de San Salvador le 22 mai 1974 (au pied de la feuille, il est écrit entre parenthèses : « reçue le 13 juin 1974 »). Que s’est-il passé durant cet intervalle de presque cinq mois ?
Y a-t-il eu d’autres lettres qui se sont perdues et ne sont jamais parvenues à leur destinatrice à La Havane ? Ou bien Dalton s’est-il plongé à fond dans la vie de combattant clandestin, en décidant d’oublier durant quelques mois son ancienne vie ? Cette dernière hypothèse est peut-être la bonne, et le temps a dû s’écouler à toute vitesse pour celui qui vivait un quotidien entièrement nouveau, car dans le courrier du 28 décembre il avait dit à Ana : « Je t’envoie en même temps une petite lettre pour Mónica », et dans celle du 22 mai, il la mentionne à nouveau : « j’espère que tu auras reçu la dernière lettre où je te joignais une note pour Mónica » [14].
Ainsi commence cette lettre du 22 mai :
« Chère Ana,
Avant tout un salut pour toi, pour ton mari et pour les trois garçons. Je pense toujours tendrement à vous. Et si je vous écris peu, c’est en raison des circonstances que vous savez.
Moi je vais bien, je travaille beaucoup pour développer le plus possible le potentiel de l’entreprise.
Je te résume les points les plus urgents :
1- J’ai parlé avec Madame. Elle serait prête à faire le voyage de toute façon mais nous avons considéré que le mieux serait entre septembre et octobre pour des raisons de climat et du fait qu’il y a moins d’invités à cette période. Le plus probable, c’est qu’elle voyagerait aussi avec l’autre dame de la famille et que l’on pourrait faire en sorte d’écarter les difficultés pour que le retour s’effectue par la voie la plus commode. »
Lire ce « J’ai parlé avec Madame » m’a ébranlé. Comment a-t-il parlé avec elle, directement ou par téléphone ? A-t-il osé l’aborder dans la rue ou est-il allé au magasin La Royal en se faisant passer pour un client quelconque, avec son nouveau visage et sa nouvelle identité, en violation des règles de sécurité les plus élémentaires ? Ou l’a-t-il appelée d’une cabine téléphonique en lui faisant croire qu’il téléphonait depuis l’étranger ? Le téléphone de María n’était-il pas en permanence écouté par le régime militaire ? Quoi qu’il en soit, il a parlé avec elle et ils ont planifié une nouvelle visite de María à La Havane, cette fois en compagnie de la mère d’Aída, Carmen.
Dans la lettre suivante, daté du 10 août, et que Aída n’a pas reçue avant le 27 novembre selon l’annotation au crayon au bas de la feuille, Miguel insiste sur le sujet : « Je vais te parler maintenant de ce qui concerne le voyage de Madame et de son accompagnatrice. La dernière nouvelle est qu’on a parlé au frère de l’accompagnatrice [15] et qu’il a promis de faire tout ce qu’il pourrait pour aplanir les difficultés. Mais à ce que l’on me dit, cela ne pourra pas se faire avant septembre ou octobre. L’accompagnatrice de Madame a considéré que c’était toi qui devais les informer qu’il n’y avait plus de problème et qu’elles pouvaient partir. Moi j’ai écrit à Madame pour lui expliquer que le problème n’est pas là où tu te trouves mais à l’étape intermédiaire. Et Madame a montré cette lettre au frère de son accompagnatrice et elle pense qu’ils ont cette fois compris […] Mais tu dois réfléchir à ce qu’il faut faire pour régler mes problèmes avec l’accompagnatrice. Tu peux lui dire que j’ai attendu et que comme elles n’arrivaient pas je suis retourné à mon travail ou bien que Madame reste et que l’accompagnatrice reparte. Madame va bien et m’encourage beaucoup, mais sa santé ne me semble pas bonne du tout. Au fait, je veux que tu demandes à Chus de ma part s’il est possible qu’ils leurs prennent le billet de bus à partir du village d’Alberto et Consuelo [16] jusqu’à chez toi, comme nous avions l’habitude de le faire, le fric ne coule pas à flots et ça ne leur coûtera pas tant que ça […] Madame sait bien sûr comment traiter mes problèmes avec son accompagnatrice. »
Si en mai Miguel écrit qu’il a parlé avec sa mère, en août il dit qu’il lui a écrit une lettre, où il lui a donné les explications sur comment résoudre les problèmes du prochain voyage à La Havane ; il dit aussi que doña María « va bien » et qu’elle l’« encourage beaucoup », tout en précisant aussitôt : « mais sa santé ne me semble pas bonne du tout ». Les problèmes auxquels il fait référence à la fin de sa lettre tenaient au fait que Carmen, la mère d’Aída, découvre que Dalton était rentré clandestinement au Salvador et en parle à son frère, ancien député du régime militaire.
La correspondance entre Miguel et Ana prend un tour complètement nouveau à la fin août 1974. Dalton a quitté le Salvador pour la première fois en neuf mois. La lettre est datée du 29 août, écrite à la main, sur trois feuilles à l’en-tête de l’Hotel Isabel (situé au 63 de la rue Isabel La Católica, en plein centre de Mexico), avec l’excitation de quelqu’un qui vient de retrouver la lumière après un enfermement prolongé. Après un salut très effusif (« Très chère Ana ; très chers enfants »), il explique qu’il est au Mexique « pour des motifs professionnels », qu’il écrit ces lignes « à toute vitesse pour parler des choses urgentes », qu’il enverra bientôt une lettre plus longue et qu’il sera à Mexico jusqu’au 15 septembre « et peut-être un peu après ». Même si la lettre est signée Miguel, Dalton se libère des consignes de prudence et mentionne ses livres et ses éditeurs par leurs vrais noms ; il se réfère aussi à Jesús, le Cubain qui était sûrement son contact avec l’ambassade, grâce auquel la correspondance doit être acheminée par la valise diplomatique. Après avoir demandé des informations sur un problème entre Aída et des militants de l’ERP qui sont arrivés à La Havane, et sur l’état de ses livres, Miguel revient sur la question du voyage à Cuba de sa mère et de son ex belle-mère : « Avec ma mère nous sommes convenus que je t’écrirais d’ici et que de ton côté tu la préviendrais quand je serai rentré à La Havane. Elles continueront les démarches de voyage via le Mexique au cas où. Si elles arrivent, il faudrait leur dire que je les ai attendues autant que j’ai pu et que j’ai dû retourner au Vietnam. Je t’enverrai des lettres pour que tu lui donnes quand elle arrivera à La Havane et moi je lui écrirai d’ici en lui disant que je suis à La Havane pour quelques jours et qu’il faut qu’elles se dépêchent si elles veulent me voir, etc. Il serait bon que tu parles au téléphone avec ta mère pour voir où cela en est et que tu lui dises que je suis déjà arrivé ou sur le point d’arriver (sur le point, c’est peut-être mieux). Et comme ça vous vous mettez d’accord une bonne fois pour toutes. Tu peux aussi penser à l’itinéraire via Panama. Je ne sais pas quand le début des vols est prévu, mais cela peut valoir le coup. Préviens-moi ».
La première chose qui est claire, c’est que Dalton s’est déjà mis d’accord avec sa mère sur comment traiter le fait qu’il ne sera pas à La Havane quand les deux dames y arriveront, mais que ce qui le préoccupe, c’est ce qu’en pensera Carmen, la mère de Aída, qui trouvera très étrange que son ex-gendre ne soit pas dans les parages et qu’on ne puisse même pas lui parler au téléphone. Dalton a peur que la couverture du Vietnam ne tienne pas et que Carmen finisse par soupçonner qu’il est bel et bien dans la guérilla au Salvador.
Dans sa lettre de réponse, datée de septembre mais avec le jour rayé, Ana le rassure : « concernant les recommandations que tu me fais pour la venue des dames et mère, cela se fera comme tu me l’indiques, je pense les appeler la semaine prochaine pour qu’elles fassent le voyage le mois prochain ou à la fin de celui-ci. La route de Panama n’est pas encore opérationnelle, et tout se ferait donc via le Mexique, tu n’imagines pas à quel point j’ai envie de les voir toutes les deux. Espérons que tout ira bien et que nous pourrons bientôt profiter de leur chère présence. »
Mais Dalton reste inquiet, il est obsédé par les détails qui garantiront que sa ruse fonctionnera bien pour son ex belle-mère, ainsi que cela transparaît dans la deuxième lettre envoyée de Mexico et datée du 18 septembre : « concernant le voyage de ces dames, je suis d’accord avec ce que tu dis. De toute façon faisons comme si j’étais arrivé à La Havane entre le 20 septembre et le 10 octobre. L’idéal serait qu’elles arrivent après cette date, et qu’on dise à ta mère que je viens de repartir, etc. Je vais écrire aujourd’hui-même à ma mère pour lui annoncer que je serai là-bas avec toi à partir du 20 septembre. Si tu appelles au téléphone entre ces dates, dis que je suis là et que si je ne peux pas parler au téléphone, c’est parce que je suis dans ma nouvelle maison, avec ma nouvelle femme. »
Mais tout cet échafaudage de fausses pistes n’aura servi à rien : Dalton retourne du Mexique au Salvador pour rejoindre la clandestinité sans que le voyages de ces « dames et mères » ait eu lieu. Quelque chose, qui n’est pas mentionné dans les lettres, n’a pas fonctionné. Octobre, novembre et la plus grande partie de décembre se déroulent sans nouvel échange de lettres, et par conséquent, sans nouvelles du voyage. Dalton achève sa première année de vie clandestine dans son pays, et, comme on peut le déduire de la lettre suivante, il est resté en contact avec sa mère. Le courrier de Miguel est daté du 23 décembre 1974, mais Ana l’a reçu le 18 janvier 1975 – selon la note manuscrite en marge – et à propos du voyage de Madame, il dit : « Elles partent le 3 et projettent de passer trois mois là-bas. Ce qui entraîne pour moi le problème que tu imagines : ta dame trouvera cela bizarre. Je crois que le mieux c’est de dire que j’étais là, que je n’ai pas pu attendre et que je suis reparti. J’en ai parlé avec Madame et ce que nous allons faire c’est lui écrire, etc. Je t’envoie la première lettre. Toi et les garçons vous devrez prendre les précautions nécessaires. Il y a eu un moment la possibilité que je fasse un tour là-bas pendant qu’elles y étaient, mais ce n’est plus d’actualité pour le moment, même s’il reste une chance que cela se produise et que nous fassions ainsi d’une pierre deux coups. Difficile, vu l’intensité du boulot, mais qui sait ? En attendant, il faut partir de l’idée que j’étais là mais que je suis reparti et que je ne pourrai pas revenir durant le temps où elles seront là-bas à cause de mon travail, et le plan serait que ma dame revienne dans un an pour que nous puissions nous voir, etc. Vous devez faire en sorte qu’elles ne se découragent pas et que si elles sont là pour trois mois, il ne faut pas qu’elles changent leurs plans. On pourrait en profiter pour que Madame se fasse faire un bon bilan de santé, surtout pour le cœur et les voies respiratoires. Demande-le s’il te plaît à Gui. » [17]
La dernière lettre envoyée par Miguel qui est conservée dans les archives de la famille Dalton est datée du 5 janvier 1975, deux jours après le départ supposé des deux dames, et son auteur tient pour acquis qu’Ana a bien reçu la lettre précédente et il se contente donc de dire : « Je t’ai déjà tout dit sur le voyage de Madame. » Mais Aída ne reçoit la lettre que le 18 janvier, ainsi que nous l’avons vu, et trois jours plus tard elle répond, visiblement inquiète, dans ce qui est la dernière lettre dans la chemise ; « À propos des dames, je suis terriblement inquiète car elles ne sont toujours pas arrivées, il y a une dizaine de jours j’ai parlé au téléphone avec la sœur de ma marraine qui m’a dit que les démarches étaient bloquées. »
María et Carmen sont finalement arrivées à La Havane dans les derniers jours de janvier, d’après ce que m’a dit Aída dans une de nos conversations. Elle et les trois enfants ont respecté le scénario selon lequel il était au Vietnam. Je n’ai pas demandé à Aída jusqu’à quel point ils étaient arrivés à abuser la grand-mère Carmen, mais Juan José Dalton m’assure que Carmen ne s’est jamais douté de la supercherie et que c’est seulement quand la nouvelle publique de son assassinat a été connue qu’elle a appris que Dalton se trouvait au Salvador ; il confirme aussi que sa grand-mère María « a vu [s]on père dans la clandestinité » [18].
Les ex-co-belles-mères sont restées à Cuba avec Aída et leurs petits-fils un peu plus de trois mois. Elles sont reparties pour le Salvador en passant par Mexico au début du mois de mai, ainsi que l’indique un reçu officiel du consulat du Mexique à Cuba, daté du 30 avril 1975, où il est dit : « Reçu de la part de María Garcia Medrano, par autorisation du gouvernement des États-Unis du Mexique, la somme de 100 pesos. Type de document : FM6. En vertu de la loi fiscale de migration » [19]. Il n’est pas exagéré de dire que María est arrivée au Salvador au moment où le complot pour tuer Dalton était sur le point de se conclure ; et il n’est pas non plus exagéré d’imaginer qu’elle est arrivée avec l’espoir que le 10 mai, jour de la Fête des mères, son fils unique se manifesterait, avec l’espoir de pouvoir parler avec lui après trois mois de silence (l’appeler de San Salvador à La Havane, aurait représenté pour Dalton un danger mortel dans ces circonstances). Aura-t-elle ressenti au fond de son cœur que le silence de son fils ce 10 mai était un silence de mort, et que tandis qu’elle attendait sa visite ou son appel, ses camarades étaient en train de l’exécuter ?
Horacio Castellanos Moya
traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
Roque Dalton, correspondance clandestine
[1] Dalton a publié le fragment d’une première version de ce chapitre, sous le titre « Une expérience personnelle », dans la revue cubaine Casa de las Américas, n°45, novembre-décembre 1967.
[2] La version la plus achevée de l’opération contre Dalton se trouve dans le livre Castro’s Secrets : The CIA and Cuba’s Intelligence Machine de Brian Latell (MacMillan, New York, 2012, p. 105-112). La revue mexicaine Letras Libres a publié ensuite (octobre 2012) un article de Charles Lane avec des informations similaires, mais moins contextualisés que dans le chapitre du livre de Latell.
[3] Une première version du roman, sans ce chapitre, se trouve dans les archives sous le titre Los poetas, datée de 1964, sous le pseudonyme de Juan de la Lluvia, utilisé par Dalton pour l’envoyer à un concours littéraire au Salvador.
[4] Le jour où Aída a emmené les trois enfants dire au revoir à leur père qui devait partir pour l’aventure salvadorienne, le rendez-vous a eu lieu dans une rue de « Lawton, un quartier de La Havane », selon le récit de Juan José Dalton dans son article « La dernière fois que j’ai vu mon père », publié dans la revue Contrapunto le 11 février 2012.
[5] Le texte de Cortázar, intitulé « Une mort monstrueuse » a été publié en post-scriptum de la première édition de Pobrecito poeta que era yo, educa, San José, Costa Rica, octobre 1976.
[6] « Son nez était transformé : il avait été raffermi et redessiné, rien à voir avec le nez crochu qu’il avait. On avait également remodelé sa dentition et sa mâchoire ; les oreilles et le front […] semblaient rajeunies » et il était « vraiment changé et plus mince ». Juan José Dalton, « La dernière fois que j’ai vu mon père ».
[7] Le « Bilan historique », document sténographié de l’ERP, daté de juillet 1977, indique que Dalton « a participé à seulement une opération militaire en tant que combattant (la prise de la station de radio YSR en mars 1974) ».
[8] La version selon laquelle Dalton est rentré au Salvador le 24 décembre 1973 provient de Eduardo Sancho dans son livre Crónica entre los espejos [Chronique entre les miroirs, NdT], editorial Universidad Francisco Gavira, El Salvador, 2002, p.117). Même s’il se présente comme un défenseur de Dalton, le rôle joué par Sancho dans le complot qui a conduit à l’assassinat de l’écrivain est confus.
[9] Le Département des relations publiques du palais présidentiel a publié le 11 octobre un encart payant dans les principaux journaux du pays qui inclut trois photos de l’arrestation de Dalton ; sur l’une d’elles il apparaît aux côtés de Aída, tous deux sont assis avec derrière eux leur soi-disant gardes du corps (en fait de malheureux ouvriers agricoles).
[10] Terrero a attendu son admission à l’ERP pour aller combattre au Salvador jusqu’à l’annonce de l’assassinat de Dalton. Au début de la guerre civile, il a rejoint comme combattant à Chalatenango les Forces populaires de libération (FPL) Farabundo Martí. Il a été capturé durant une offensive de l’armée gouvernementale en octobre 1982, avec Juan José, le second fils de Dalton. Au cours de cette même offensive, Roque Antonio, le fils aîné, est mort au combat.
[11] Il existe deux textes fondamentaux sur les origines de Winnall Dalton : la communication « Gringo Iracundo : Roque Dalton and his father », présentée au congrès de la Latin American Studies Association (Lasa) au Brésil du 11 au 14 juin 2009, et « Dalton et la CIA », le premier chapitre d’un roman inachevé de Dalton lui-même (publié dans la revue Casa de las Américas n°232, juin-septembre 2003).
[12] « Je suis de nouveau à la maison. Dieu merci, je suis bien arrivée, sans aucun contretemps. La seule chose que je regrette est la perte de ma valise […] Cela fait déjà six jours que je suis là et j’ai l’impression d’avoir rêvé mon séjour avec vous », dit la lettre de María à Roque, datée de San Salvador le 14 avril 1969. Archives de la famille Dalton.
[13] « Au milieu de l’année 1970, avec ma mère et mes frères, nous avons fait le voyage de La Havane à San Salvador pour rendre visite à notre famille. Fidel Sánchez Hernández, qui était alors Président, a autorisé notre retour et on nous a délivré des ‘passeports spéciaux’ par l’intermédiaire de mon oncle Alfredito Morales, qui était vice-président de l’Assemblée législative et ami personnel du président Sánchez Hernandez », « Quand j’ai connu l’assassin de mon père », article de Juan José Dalton publié dans la revue Contrapunto , le 16 février 2013.
[14] Dans les archives de la famille Dalton, la dernière lettre de Miguel à Mónica est datée du 29 décembre 1973.
[15] Ce même oncle Alfredito Morales dont parle Juan José (cf. note 13).
[16] Alberto Domingo était un journaliste mexicain renommé qui travaillait pour la revue Siempre ; Consuelo était sa sœur. (Email de Jorge Dalton à l’auteur.)
[17] Guido – dont le nom apparait dans plusieurs lettres – était l’officier des services secrets cubains chargé de Dalton. « Il s’agit de l’officier des services secrets qui s’est entretenu avec mon père à Mexico (en septembre 1974), quand mon père était déjà membre de l’ERP au Salvador, le motif de leur rencontre (je ne sais pas s’il y en a eu plus d’une) et la teneur de leurs discussions sont toujours restés mystérieux. Ces contacts se sont sûrement déroulés dans le dos de l’ERP, du moins si l’on considère le déroulement des faits postérieurement. Je connais Guido depuis que je suis petit et je l’ai vu à l’ambassade du Cuba au Guatemala il y a une dizaine d’années quand il y était consul et il m’a réaffirmé qu’il était ‘l’une des dernières personnes qui avaient parlé avec Roque Dalton’, mais il n’a jamais rien dit de plus. Tina Leish est parvenue à le contacter à Cuba pour le documentaire [Roque Dalton : Fusilemos la noche, 2013], mais il a refusé de parler et a dit que le seul auquel il accorderait un entretien pour dire ce qu’il savait était mon frère Juan José. C’est absurde mais c’est ce qu’il a dit. Il est toujours vivant, retraité à Cuba. » (Email de Jorge Dalton à l’auteur, le 12 février 2013).
[18] Email de Juan José Dalton à l’auteur, 17 juillet 2013.
[19] Archives de la famille Dalton.
[print_link]
0 commentaires