Ce récit de la découverte inattendue de lettres inédites de l’écrivain guérillero est construit comme une enquête, historique et littéraire, et aussi comme l’hommage, à quarante ans de distance, d’un écrivain à un autre écrivain, mort sans sépulture et dont les assassins n’ont jamais été jugés.
Quatrième et dernière partie de cet essai sur les lettres clandestines du poète salvadorien Roque Dalton :
Les lettres envoyées par Miguel à Ana mettent pour la première fois en évidence qu’un an avant l’assassinat de Dalton un conflit a opposé les compagnes des deux principaux dirigeants du groupe et Aída Cañas. Elles révèlent aussi que Dalton et Alejandro Rivas Mira, qui était alors le chef de l’ERP, entretenaient des liens qui n’étaient pas seulement politiques, ce qui confère une dimension encore plus sordide et trouble à la trahison de ce dernier.
Aída m’a avoué, ce jour de janvier à San Salvador, que Rivas Mira a surgi du néant dans la vie de Dalton, à la fin de l’année 1966, à l’époque où ils habitaient à Prague. Dalton a reçu un coup de téléphone inattendu d’un jeune homme qui s’est présenté comme un Salvadorien en train de faire ses études en Allemagne, de passage à Prague, et qui souhaitait le rencontrer. Ils se sont donné rendez-vous dans un restaurant. Aída y est allée avec Dalton. Elle ne se rappelle pas la teneur de leur conversation mais elle n’a pas oublié qu’à la sortie du restaurant, deux hommes attendaient Rivas Mira, qui a parlé avec eux en allemand et ne les a pas présentés. Ce repas a eu lieu deux ans environ après que Dalton a échappé à l’armée salvadorienne et à la CIA – qui avaient juré de se venger – pour aller se réfugier à Prague, sous protection des communistes russes et tchèques.
Rivas Mira avait douze ans de moins que Dalton, était issu d’une famille de classe moyenne aisée, avait terminé ses études secondaires chez les frères maristes en 1964, et avait à cette époque adhéré aux Jeunesses catholiques ; après un an à l’Université de El Salvador, il avait obtenu une bourse de l’Office allemand d’échanges universitaires (en allemand, DAAD), pour s’inscrire à l’université de Tübingen, foyer de marxistes de tendances diverses, mais située au cœur de la zone d’occupation des troupes américaines.
La deuxième fois que Rivas Mira a fait irruption dans la vie des Dalton, ceux-ci étaient déjà installés à Cuba. C’était en 1968. Il venait d’Allemagne et avait passé plusieurs semaines sur l’île, apparemment invité pour un stage d’entraînement par les services de renseignement cubain, qui l’auraient recruté à Tübingen. Il s’est rendu à plusieurs reprises chez les Dalton pour boire un verre et discuter politique. Dalton regardait certainement avec une certaine sympathie paternaliste ce jeune-homme de 21 ans, audacieux et brillant, qui se jetait tête la première dans la révolution. Aída m’a raconté que Dalton a utilisé ses contacts internationaux pour faire parvenir des cartes postales postées d’Europe aux parents de Rivas Mira au Salvador, afin qu’ils croient que leur fils était toujours en Allemagne [1].
Ils ne l’ont revu qu’en 1972, mais il était alors un autre homme. Deux ans auparavant, il avait fondé « El Grupo », qui allait devenir l’ERP, et en février 1971, il avait orchestré l’enlèvement de l’héritier de ce qui était alors la famille la plus riche et la plus prestigieuse du Salvador, Ernesto Regalado Dueñas, retrouvé assassiné quelques jours après l’enlèvement. Rivas Mira est arrivé à La Havane portant une canne, le visage austère et se faisant appeler capitaine, se souvient Aida ; ce n’était plus le jeune homme sympathique et accessible d’alors, il avait adopté la pose du grand chef et se présentait sous le pseudonyme de Luís Ríos. C’est alors qu’ont commencé les discussions sans témoin avec Dalton, qui ont débouché un an plus tard sur son entrée dans le groupe guérillero.
À la même époque, les parents de Rivas Mira sont venus s’installer à La Havane. Rester à San Salvador était pour eux impossible, leur fils étant devenu l’homme le plus recherché du pays suite à l’enlèvement et à l’assassinat de Regalado Dueñas. Les Cubains ont installé les parents Rivas Mira à l’hôtel Deauville [2]. La famille Dalton leur a offert tout leur appui pour qu’ils s’acclimatent à La Havane ; ils les ont reçus chez eux, aidés dans leurs démarches, leur ont tenu compagnie. Pendant ce temps, leur fils Alejandro avait rencontré une jeune fille qui venait d’une famille de producteurs de café de l’est du Salvador, qui avait aussi fait ses études dans un établissement privé catholique et s’était radicalisée avant de rejoindre l’ERP. Elle s’appelait Angélica Meardi.
Dans la lettre du 28 décembre 1973, Miguel écrit à Ana : « j’espère que ma cousine sera bientôt avec toi, tu pourras parler largement avec elle et te souvenir de nous tous. Nous allons bien, nous sommes en famille et vous êtes très présents dans nos prières. […] Ma cousine t’apportera beaucoup de messages et j’espère que tu apprécieras les nouvelles et que tu pourras nous aider et m’aider pour toutes les petites choses que nous te demandons ». La cousine, Angélica Meardi, dont le pseudonyme était Rita, est arrivée à Cuba début janvier pour y suivre un entraînement militaire ; elle s’est installée chez Aída Canas, laquelle, même si elle n’était plus l’épouse de Dalton, continuait à faire de son appartement une sorte de base pour les guérilleros de l’ERP venus s’entraîner sur l’île, elle-même remplissant ad honorem les fonctions de représentante du groupe, en particulier vis-à-vis des autorités cubaines. Quand Rita est arrivée dans l’appartement du Vedado, une autre très jeune femme membre de l’ERP y était hébergée aux bons soins d’Ana, son pseudonyme était Mireya et son vrai nom Ana Sonia Medina, alors compagne d’un autre jeune dirigeant guérillero, Joaquín Villalobos ; elle allait rapidement devenir la responsable du renseignement pour cette organisation.
Selon la version de la famille Dalton, qui s’appuie sur des témoignages de plusieurs militants de l’époque, c’est Rivas Mira qui a donné l’ordre et Villalobos qui a appuyé sur la gâchette. Au début 1974, les compagnes des assassins et de la victime (même si Aída ne l’était plus en termes stricts) étaient rassemblées sous le même toit : une femme adulte de 39 ans, avec trois fils adolescents, les deux autres, des guérilleras de 20 ans voulant s’affirmer comme premières dames. Cela pouvait difficilement marcher. Et cela n’a pas tardé à exploser.
Dans la lettre du 22 mai, Miguel demande à Ana : « Profite du voyage de Rita pour envoyer le plus de choses possibles concernant les dossiers en cours ». La lettre n’est arrivée que le 13 juin, selon la note manuscrite rajoutée et, à cette date, cela faisait longtemps que les rapports entre Aída et les deux guérilleras avaient touché le fond ; toutes les deux, de plus, étaient déjà sur le chemin de retour au Salvador. Dans sa réponse, datée du 18 juin, Ana raconte : « Je suis désolée de devoir te dire que je ne suis pas du tout contente, car j’ai passé des moments très désagréables, à cause d’une série de malentendus qui ont surgi ici avec tes parentes [Mireya et Rita] et comme dit le proverbe, le linge sale se lave en famille, mais elles sont allées le laver à l’extérieur. J’ai comme toujours essayé de faire en sorte que les choses ici se passent comme il se doit : veiller sur la santé de tes frères et sur les intérêts de la famille [l’ERP]. Malheureusement, ta cousine [Rita] m’a prise en grippe, en croyant que je voulais, disons, restreindre son autorité, et c’est ce qu’elle m’a dit, alors qu’en réalité je n’ai jamais rien fait d’autre que des suggestions tout en veillant sur les choses que vous m’aviez demandé de surveiller. Mes parrains [les Cubains] sont venus à la maison pour me dire qu’ils allaient suspendre mon travail d’administratrice parce qu’on leur avait demandé que les choses soient traitées en direct, et que la suite de mon travail restait en suspens, tes parentes ayant de leur côté prétendu qu’elles avaient été traitées avec méfiance au sein de la famille. Ils [les Cubains] disent qu’en fait ils avaient commencé à travailler avec moi parce qu’ils n’avaient pas reçu d’autre suggestion de votre part, mais que je devais ne plus m’en mêler. De sorte que, cher Miguel, j’ai été mise à l’écart. Je n’aurais jamais cru que des choses aussi absurdes puissent être dites, ni qu’au sein d’un groupe aussi réduit, des divergences aussi blessantes puissent surgir. En plus, j’avais reçu ta cousine comme une sœur, puisque son frère [son mari, Rivas Mira] est digne de toute mon admiration, mon respect et ma tendresse. C’est pour cela que je lui demande d’envoyer quand cela sera possible une personne de confiance à qui je pourrai parler et expliquer en détails les choses que l’on ne peut pas dire dans une lettre, afin qu’elles soient prises en compte pour l’avenir ; dans le cas contraire, je crois qu’il vaut mieux qu’il soit clair que l’on n’a plus besoin de moi, car pour moi cette situation a été extrêmement déplaisante ».
Que s’est-il passé ? Ana est très prudente ; elle ne révèle pas les faits, ne donne pas de détails, elle mentionne des « malentendus » qui auraient fait que Rita, la femme du grand chef, se serait sentie défiée dans son autorité, et, au lieu de chercher une solution entre elles, aurait été se plaindre aux Cubains, qui auraient décidé de mettre à l’écart l’ex-femme de Dalton et de traiter directement avec Rita. Mais le ton réservé et un peu plaintif adopté par Ana dans sa lettre change radicalement quand elle met en garde Miguel : « Quand ta cousine [Rita] te racontera les ragots de votre voisin, faites très attention, car j’ai beaucoup souffert de sa langue de vipère, qu’elle est venue exercer ici avec mon parent que je tiens à l’écart parce qu’il est fou. Je te redis de faire extrêmement attention et je vous demande de prendre en compte ce que je vous dis, car je traite, moi, la famille avec beaucoup de retenue. Pour le reste, je n’ai aucun problème et ma vie est celle que tu as connue. »
Même si nous ignorons qui sont le « voisin » et « le parent fou » mentionnés par Ana, ce qui est clair c’est que selon elle, Angélica Meardi était une jeune femme très dangereuse, adepte de la calomnie, de l’intrigue et du brouillage des cartes, et qu’elle prévient son mari de faire « très attention » à ce qu’elle peut raconter.
Dans la lettre suivante de Miguel datée du 10 août, il est évident que les problèmes survenus à Cuba entre Angélica Meardi et Aída Canas ont fait l’objet de discussions au sein de la direction de l’ERP et que la version qui s’est imposée est celle de la femme du chef : « Avec l’arrivée de ma cousine [Rita] nous avons eu de tes nouvelles et nous avons été mis au courant des problèmes survenus. Ici, les choses ont été considérées de façon objective avec un souci de comprendre toutes les parties afin d’analyser ce qui est souhaitable dans l’organisation du travail et ce que l’expérience peut nous apprendre. Tu sais comment sont les choses : quand les points de vue divergent ou que deux personnes avec des expériences différentes dans l’entreprise s’opposent, les problèmes surgissent mais on n’en est informé qu’a posteriori, alors qu’ils ne sont même peut-être plus d’actualité, et tout ce qu’on peut faire c’est en tirer les leçons pour qu’à l’avenir les choses soient envisagées de façon différente. D’un côté, aussi bien mon cousin [Rivas Mira] que moi-même nous pouvons te dire de ne pas trop t’en faire à propos de ce qui s’est passé, le jour viendra où nous pourrons entendre ton point de vue et d’ici là l’essentiel est que tu sois toujours disposée à nous aider. Nous te connaissons suffisamment pour savoir qu’il ne s’agit pas d’un problème de fond et que les erreurs, quel qu’en soit l’auteur, sont dues à un manque d’expérience dans ce domaine commercial, aux hasards de la vie et aux points de vue personnels de chacun. De mon côté, je crois que, indépendamment du fait que dès que possible il faudra t’entendre pour statuer définitivement sur ce qui s’est passé, il faut que tu arrêtes de t’en faire. Tu as traversé des moments désagréables qui, je pense, ont dû te rappeler mes propres problèmes [avec les communistes salvadoriens ? Avec les Cubains de Casa de las Américas ?]. J’imagine que je n’ai pas besoin d’être plus explicite. Laissons cela derrière nous et essayons d’envisager l’avenir sans rancœurs et sans transformer des situations ponctuelles en problèmes majeurs. Je suppose que d’autres problèmes liés à la vie quotidienne occupent déjà toute ton attention. Nous en reparlerons plus tard. »
Aída n’a reçu cette lettre que le 27 novembre, selon l’annotation manuscrite sur la première page, cent neuf jours après son envoi (où est-elle restée coincée ? Entre les mains de la direction de l’ERP ?). Par-delà le ton conciliant de la lettre, on note une certaine préoccupation chez Dalton : il connaît parfaitement Aída et son avis sur la question a dû être fort très différent de celui de Rita. On peut se demander comment Dalton a réagi au moment où le sujet a été abordé, face à langue acérée de Rita, alors que Aída l’avait déjà mis en garde ; et l’on peut aussi se demander, et c’est une question plus brûlante, comment Rita a réagi aux questions de Dalton, fameux pour son talent polémique et son humour corrosif. Le plus probable est qu’à partir de là, Dalton a eu contre lui la « langue de vipère » de la femme du chef.
Je n’exagère pas l’importance du problème entre les deux femmes. Le premier point abordé par ce même Dalton, quelques semaines plus tard, dans sa première lettre depuis Mexico, qu’il envoie à Ana le 29 août, concerne le différend avec Rita. Il écrit :
« J’espère que tu auras reçu ma lettre où je te disais de ne pas t’en faire à cause de ce qui s’est passé avec Rita. Bien sûr, connaissant Rita, ce qui est arrivé ne m’étonne pas, même si cela ne veut pas dire que tu n’as pas pu commettre toi aussi des erreurs. Là-bas, les choses ont été traitées avec compréhension et ta proposition de continuer à nous aider a été appréciée, mais il est également injuste que tu aies à subir les bêtises que nous pouvons faire de notre côté. Raconte-moi ce qui s’est passé, là-bas ta version est attendue. Ce qui compte c’est que tu continues avec nous, que les choses s’arrangent, nous allons avoir besoin de tout le monde.
Écris-moi en détails par l’intermédiaire de Jesús, dis-moi TOUT ce qu’il te reste à me dire sans rien cacher. Il faut en profiter. Je serai là jusqu’au 15 septembre et peut-être un peu plus […]
Tu peux tout m’écrire clairement, profite de l’occasion, ensuite il sera plus difficile pour moi de sortir. »
Le problème, comme on le voit, n’est pas réglé. Et dans cette lettre, qui ne passera pas par les mains de l’ERP mais sera remise directement par l’intermédiaire cubain (Jesús) entre Mexico et La Havane, Dalton émet un jugement négatif sur Angélica Meardi (« Connaissant Rita, ce qui est arrivé ne m’étonne pas ») et il prend aussi position dans l’affrontement entre son ex-épouse et la compagne du chef (« il est également injuste que tu aies à subir les bêtises que nous pouvons faire de notre côté »). Pourquoi Dalton souhaitait-il que Aída lui écrive longuement et en détails « TOUT » ce qui était arrivé, si ce n’est pour reprendre la discussion à son retour au Salvador et remettre Rita à sa place ?
Aída n’a pas laissé passer l’opportunité, et dans sa lettre de septembre 1974, envoyée par l’intermédiaire de Jesús, elle se lâche : « Quant au problème avec Rita, il n’a pas commencé avec elle, mais avec la première camarade [Mireya] qui croyait qu’au bout de deux jours ici, elle allait pouvoir se mettre immédiatement à travailler et comme les choses ne se passaient pas comme ça, elle a commencé à se fâcher et à dire qu’ici, la famille (l’ERP) était considérée comme de la merde et que les camarades (cubains) n’en avaient rien à fiche de les aider, et je te passe les autres insultes dans le genre. J’ai d’abord été très surprise, parce qu’elle prenait les choses de haut pour porter ses accusations, elle n’arrêtait pas de souligner que son compagnon [Joaquín Villalobos] lui avait recommandé de ne s’occuper que de son travail et de ne donner des informations à personne, pour te donner une idée, elle a rechigné à répondre à l’enquête que les camarades exigent ici, elle refusait de le faire. »
Il semble que Ana Sonia Medina aie reçu des instructions précises : ne pas livrer toutes ses informations aux Cubains et maintenir une certaine distance. Au-delà des maladresses et de l’immaturité, l’attitude de Mireya révèle que la tendance représentée par Villalobos à l’intérieur de l’ERP nourrissait des réticences l’égard des communistes cubains, une méfiance qui englobait certainement aussi l’assesseur qui leur avait été envoyé, Dalton, qui avait rejoint la guérilla suite à une négociation menée par Rivas Mira à La Havane, où Villalobos n’avait peut-être pas eu son mot à dire.
Mais les crises de Mireya à l’encontre des Cubains ne sont pas restées confinées dans l’appartement d’Aída, ainsi qu’Aída le raconte dans la lettre : « Elle a exprimé son mécontentement devant les parents de ton frère [Rivas Mira] à de nombreuse reprises et le vieux m’a appelée pour me dire que la façon de parler de cette jeune fille ne leur plaisait pas et qu’ils n’en comprenaient pas les raisons, parce qu’ils étaient très contents et reconnaissants envers les gens d’ici, ils se demandaient s’il y avait un problème, et ils ne savaient plus quoi penser. » Mireya, donc, a été dire du mal des Cubains qui l’avaient invitée devant les parents du chef de l’organisation, qui vivaient sur l’île et disposaient de toutes les attentions nécessaires, justement grâce à la générosité des Cubains. Le portrait que brosse Aída de Mireya pourrait être celui d’un personnage des Démons de Dostoievski, quelqu’un de particulièrement doué pour les intrigues et les sacs de nœuds. Ne reculant devant rien, elle a même été fourrer son nez dans la vie des parents du chef : « [les parents de Rivas Mira] m’ont dit en plus qu’elle s’était montrée curieuse envers eux et qu’il était possible qu’en raison de leur manque d’expérience ils aient pu dire des choses qu’ils auraient dû taire. Effectivement, comme ils avaient très envie d’avoir des nouvelles de leur fils, ils lui ont posé quelques questions que, vive comme elle est, elle a aussitôt interprétées. Je lui ai dit ce que je pensais de sa façon de parler et je lui ai dit aussi qu’elle n’avait pas le droit de les inquiéter en leur racontant des choses qu’ils ne pouvaient pas comprendre, alors que moi, depuis qu’ils étaient là, mon souci essentiel était qu’ils puissent mener une vie tranquille, d’autant plus qu’ils n’allaient pas repartir le lendemain ni dans un mois, et je l’ai suppliée ne pas leur reparler de cette façon, car cela les gênait. Elle s’est excusée et a reconnu qu’elle avait tort, mais c’était une ruse, parce que quand Rita est arrivée, elle n’a pas arrêté de lui monter la tête. »
D’après Aída, donc, si Rita était mauvaise langue, Mireya était encore pire, elle la dépassait dans l’art de l’intrigue et de l’insinuation, à tel point qu’elle a entrepris de convaincre la femme du chef qu’elles devaient toutes les deux rentrer au Salvador. Dans cette lettre de septembre, Ana dit que Rita manifestait l’envie « de rentrer, et qu’elle ne savait plus pourquoi elle avait accepté de venir, car la camarade [Mireya] lui avait dit tellement de choses qu’elle ne savait plus quoi penser. Je lui ai expliqué tout ce qui s’était passé avec les parents. Rita m’a dit qu’elle ne savait pas pourquoi la camarade était aussi pressée de rentrer, là-bas on lui avait dit qu’elle pouvait rester là huit mois et même un an, et que pour éviter que les parents en disent trop, on pouvait empêcher [Mireya] d’aller les voir à l’hôtel. Cela ne lui a évidemment pas plu. »
Si le fait de ne plus pouvoir rendre visite aux parents de Rivas Mira ne lui a pas plu, le fait qu’on restreigne ses visites à l’appartement d’Aída où se trouvait Rita et où avaient lieu les réunions avec les Cubains n’a fait qu’accentuer sa colère : on voulait la sortir du jeu. Ana explique : « Une autre fois, il a fallu lui dire qu’elle devait rester pour un temps chez elle, parce que Rita était à la maison malade, et c’est moi qui ai dû lui dire que c’était ce que souhaitaient les camarades [cubains], car ils avaient vu qu’elle avait tendance à être tout le temps chez moi. Ça aussi, ça lui a beaucoup déplu, et elle me l’a dit sous cette forme : je m’étais rendu compte que Rita connaissait les gens importants de la famille et que comme je ne savais pas quelle place lui donner à elle, je l’avais mise à l’écart. »
La réaction naturelle de Mireya a été la conspiration, ce qui supposait de mettre Rita à la tête du complot pour priver Aída de ses attributions. C’est ce que cette dernière explique dans la lettre : « si je te raconte tout ça, c’est pour que tu comprennes ce qui m’a valu l’hostilité de cette camarade. Le fait que les camarades viennent chez moi pour parler avec Rita sans qu’elle [Mireya] soit présente la rendait furieuse, et c’est pour ça qu’elle a entrepris de manœuvrer mine de rien auprès de Rita. Rita a commencé à protester parce que les réunions se tenaient chez moi, parce que les camarades lui faisaient savoir des choses par mon intermédiaire, et un jour elles sont toutes les deux venues m’expliquer que c’était Rita qui devait être aux commandes et que c’était moi qui devais les informer toutes les deux, parce qu’elles étaient mandatées pour ramener les informations, et que ce n’était pas les camarades [cubains] qui allaient faire le voyage là-bas. »
La conspiration a fonctionné. Et Aída, meurtrie, ne tarit pas de détails dans sa lettre sur la personnalité des deux jeunes « révolutionnaires » qui l’ont écartée. « Rita a un caractère impossible, ici rien n’était à son goût. Ses ennuis de santé n’ont rien arrangé, mais ce n’était la faute de personne. Si elle n’était pas d’accord avec quelque chose, ou qu’on la contredisait quand elle avait décidé de comment devaient être les choses, elle explosait de façon absurde devant tout le monde ; elle s’est fâché avec les parents [ses beaux parents] parce qu’ils lui avaient suggéré, comme on donne un conseil en famille, de maîtriser ses nerfs et le fait qu’ils lui disent d’arrêter de se plaindre l’a rendue furieuse contre eux et contre moi, parce qu’elle s’est imaginé que c’est moi qui avais mis les parents au courant, alors qu’ils n’avaient sûrement pas besoin de moi pour se rendre compte de son mauvais caractère. Et c’est là qu’elle a décidé d’en appeler aux camarades pour leur dire que c’était avec elle qu’ils devaient s’entendre et que c’était chez elle qu’ils devaient se réunir, bref, que ma qualité de représentante soit suspendue tant qu’elle serait ici, elle leur demandait aussi de lui signaler ses défauts, puisqu’on disait qu’elle avait mauvais caractère, et elle leur a dit que les parents ne me faisaient pas politiquement confiance. Tu imagines ma tête quand j’ai su qu’elle présentait les choses comme ça ; ce sont les camarades [cubains] qui me l’ont dit, en me précisant qu’ils allaient faire comme elle le souhaitait. À partir de là, elle est devenue insupportable, elles ne m’ont à peu près plus parlé et ne sont plus venues me voir que contraintes et forcées. Et je me suis pour ma part éloignée pour éviter de nouveaux désagréments et incidents. »
Le portrait que dresse Aída de Rita est celui d’une gamine bourgeoise capricieuse, habituée aux privilèges, à ce qu’on lui obéisse, et furieuse qu’on ne la traite pas avec la considération qu’elle juge mériter en tant que femme du chef. Aída précise : « elle a tout rejeté, la nourriture, le médecin, les médicaments et Dieu sait quoi encore. Pour ma part, je te suggère que les prochains qui viendront soient avertis des difficultés qu’ils pourront rencontrer ici, parce qu’elles, elles semblent tout ignorer des problèmes de nourriture et des grands sacrifices pour le peuple, ici : elles criaient comme des putois si elles ne mangeaient pas de viande un jour, ou s’il manquait une boîte de lait concentré. Il faudrait qu’elles comprennent les vertus pédagogiques de l’expérience ici et qu’elles sachent que si là-bas elles ont le privilège de disposer facilement de beaucoup de choses, ce n’est parce qu’elles en manqueront pendant quelques mois qu’elles en mourront. »
Ensuite, Aída se justifie, explique ses réactions :
« Moi, comme je te disais dans ma lettre que Rita a emportée, j’ai essayé de veiller aussi bien que j’ai pu sur elles comme sur les intérêts de la famille. Les mesures de précaution adoptés par rapport à l’hôtel où vivent les parents devenaient urgentes, tant parce que notre compatriote était au mieux avec les Guatémaltèques qui y vivent, que parce que l’endroit est rempli d’étrangers en exil. Ce qui n’a pas empêché la dernière des deux à repartir d’y passer presque toute la semaine avant son départ, ce qui a inquiété les parents. » Il semble bizarre que deux militantes vivant selon les règles de la clandestinité au Salvador, sitôt débarquées à Cuba oublient ces règles et se montrent, voire viennent espionner, dans un hôtel bourré de Latino-Américains impliqués chez eux dans des mouvements révolutionnaires.
Aída fait aussi son autocritique : « Moi, comme je te le disais dans la lettre précédente, j’ai pu commettre des erreurs, dues surtout au fait qu’elles m’ont déstabilisée, je ne pouvais pas les suivre dans leurs opinions erronées et leurs idées fixes, et je n’étais pas préparée parce que jusque-là, j’ai toujours traité les problèmes de face. » Mais elle rappelle aussitôt où le bât blesse : « je comprends que quand on n’est pas d’accord on a le droit de protester et aussi de demander plus que ce qu’on nous donne, Rita s’est terriblement fâchée parce qu’elle n’obtenait pas tout ce qu’elle voulait, mais en réalité, c’est elle qui a fermé les portes, et qui a fini par repartir fâchée contre tout le monde. (Si tu dois avoir affaire à elle, franchement je te plains.) Mais je m’arrête là, il y a tellement de choses qu’il faudrait que je t’explique en détails que ma lettre n’en finirait jamais. »
Les femmes des dirigeants de l’ERP (Rivas Mira et Villalobos) sont reparties de La Havane pleines d’animosité envers les communistes cubains (les ponts coupés, d’après la lettre), fâchées avec Aída Cañas et avec les parents de Rivas Mira, et avec sans doute des a priori négatifs, pour rester poli, envers celui qui dans leurs rangs était le représentant de cette île, objet de leur détestation : Dalton. La mise en garde qu’adresse Aída à son ex-mari est sans équivoque : « Si tu dois avoir affaire à elle, franchement je te plains. »
Comment Dalton réagit-il aux révélations d’Aída ? Il se trouve encore à Mexico et sa réponse figure dans la lettre 18 septembre, où il avoue sa relation avec Lil Milagro et son aventure avec Breni. Miguel dit à Ana, à propos de Rita et Mireya : « Pour ma part, je te donne raison, vu comme je connais les gens et comme je connais ton expérience et ta façon d’être. Sebas [Sebastián Urquilla, autre pseudonyme de Rivas Mira] a pris les choses au sérieux et il estime aussi qu’il y a eu chez sa femme un manque évident de maturité. Ce que l’on ne savait pas là-bas, c’est l’histoire de Mireya, parce que tout était retombé sur Rita. Je crois que nous n’allons pas pousser les choses plus loin. Il faut laisser cela derrière nous et ne pas remettre l’histoire sur le tapis, parce que l’on n’en aurait jamais fini. Les filles sont de bonnes camarades mais elles manquent terriblement d’expérience et de la maturité émotionnelle et politique qui va avec. La vie là-bas et le travail seront leur meilleur formateur. Il y a aussi des petites choses à caractère politique, des comportements petits-bourgeois qui, ajoutés au caractère et à la méconnaissance des problèmes, leur ont fait faire des bêtises. Ce qui ne signifie pas que tu n’as pas commis d’erreurs, dans ce travail nous en faisons tous et il faut essayer d’en faire de moins en moins, et qu’elles soient moins graves. Nous nous débrouillerons pour que les prochains qui feront le voyage ne tombent pas dans ces attitudes de réclamations infondées, que tu as raison de signaler. C’est ce qu’il y a de pire. Mais tu verras que ceux qui vont venir, dans la mesure où ce seront des travailleurs, se comporteront mieux. »
Le ton de Dalton – comme on peut le voir – est condescendant, tolérant, paternaliste. Les conspiratrices sont « de bonnes camarades » ; leur tendance à l’intrigue et à l’espionnage est due à un « manque de maturité émotionnelle et politique » ; leur incapacité à établir une relation politique harmonieuse avec les communistes cubains est due « à la méconnaissance des problèmes [qui] leur ont fait faire des bêtises » ; leur incompréhension et leur mépris des carences matérielles du Cuba révolutionnaire sont « des comportements petits-bourgeois » qui seront corrigés. La façon dont Dalton sous-estime Rita et Mireya est étonnante : leur comportement à Cuba se réduit à « des petites choses à caractère politique ». Ce qui compte, c’est que Sebas (Rivas Mira) « a pris les choses au sérieux » et reconnu qu’il y a eu « aussi chez sa femme un manque évident de maturité ».
Au lieu de se demander pourquoi des militantes de cet acabit font partie du noyau de l’organisation et sont en lien directe avec la direction à travers leurs relations de couples, Dalton se contente de donner des conseils à Aída sur la façon de se comporter à l’avenir : « tu dois aider selon tes possibilités ou selon ce qu’on te demande, être discrète, ne pas demander des nouvelles de tel ou tel. Tu dois maintenir la clandestinité de ton travail. Inutile que l’on sache qui tu es. Et il faut que ton aide envers les gens qui arrivent soit plus axée sur le travail et moins familière. Dans le cas des filles, par exemple, il y avait des raisons pour qu’elles voient les parents, mais à l’avenir cela ne sera plus le cas. Cela peut être dangereux pour tout le monde. Utilise un pseudonyme, vois si possible les gens hors de chez toi, ou au téléphone et seulement pour des questions de travail. Sauf bien sûr s’il y a des circonstances et des cas particuliers, des maladies, etc., où il faut être à la fois l’infirmier et l’ami. Mais toute la problématique des liens d’amitié avec les clandestins doit être abordée de façon nouvelle. »
La réponse de Dalton figure évidemment quelques paragraphes avant que, dans la même lettre, il raconte à Aída sa nouvelle liaison sentimentale au Salvador et l’aventure inattendue avec Breni à Mexico. Ce qui mobilise toute l’attention du poète à ce moment-là, c’est son déchirement entre deux amours ; quant à ce qui s’est passé avec Rita et Mireya, « il faut laisser cela derrière nous et ne pas remettre l’histoire sur le tapis ». On ne peut toutefois pas complètement écarter la possibilité que les commentaires prudents de Dalton sur les incidents et « les filles » n’expriment pas sa véritable pensée, mais qu’elles sont destinées à l’agent des services cubains, porteur de la lettre et qui devait la lire très certainement.
Impossible quand on relit cette lettre de ne pas se demander quel rôle ont joué Rita et Mireya dans la conspiration qui a coûté la vie à Dalton, jusqu’à quel point leurs intrigues à la Lady Macbeth, leurs confidences à l’oreille de leurs conjoints ont accentué chez Villalobos et Rivas Mira l’animosité à l’égard de l’assesseur qu’ils avaient ramené de Cuba. Et la question est pertinente parce que Dalton a été assassiné sous l’accusation, en première instance, d’être un agent du renseignement cubain (renseignement qui avait invité, pris en charge et entraîné les deux conspiratrices – ainsi que Rivas Mira – durant plusieurs mois), même s’il a ensuite été accusé, comme par magie, d’être un agent de la CIA.
Il n’est pas possible, au travers de la correspondance entre Miguel et Ana, de comprendre la complexité de la relation entre Dalton et son assassin, Rivas Mira. Dans toutes ses lettres, Miguel évoque le chef de l’organisation avec respect et sympathie ; pas de tension apparente entre eux, mais de la camaraderie. Dans la lettre du 5 janvier 1975, cinq mois avant que Rivas Mira n’ordonne son assassinat, Dalton donne des instructions à Aída pour que sa mère, María, quand elle arrivera à La Havane, aille voir les parents du chef, avec l’autorisation de celui-ci : « Luis R. [Rivas Mira] te salue bien et te fait dire que tu peux amener Madame voir ses parents, pour qu’elle puisse se faire une idée de comment ils vont et pour qu’ils aient l’occasion de parler avec une compatriote. Elle ne sait rien sur eux et sur leurs enfants, il suffit qu’ils se voient pour parler en tant que compatriotes. Bien sûr, ta dame à toi [Carmen, la mère d’Aída], n’a pas besoin de l’accompagner. »
La relation ne pourrait être plus cordiale ou fraternelle, ainsi que le montre la réponse d’Aída du 21 janvier : « Concernant le message que m’envoie ton frère [Rivas Mira] à propos de ta dame, j’ai compris, dis-lui que mon oncle et ma tante se portent assez bien et qu’il y a beaucoup d’affection entre nous. Dis-lui aussi qu’ils ont le projet de partir rendre visite à leur petite-fille et à leur neveu, car depuis qu’il a été malade, l’oncle a très envie de revoir l’autre famille, il voudrait que ton frère me donne son avis, mon oncle insiste beaucoup sur ce projet. »
Même si les termes de « frère » et « oncle » correspondent aux couvertures propres aux lettres clandestines, l’impression qu’il existe une relation quasi familiale entre les Dalton et les Rivas Mira est convaincante. María, Aída et les trois garçons prenaient soin des parents de Rivas Mira à La Havane tandis qu’au même moment, il préparait l’assassinat de Dalton. Que s’est-il passé ?
Horacio Castellanos Moya
traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis
Roque Dalton, correspondance clandestine
[1] Dalton, Juan José. “De cuando conocí al asesino de mi padre”, journal digital Contrapunto, 16 février 2013. El Salvador.
[2] E-mail de Jorge Dalton (fils de Roque Dalton) à l’auteur, 21 août 2013. L’hôtel Deauville existe toujours dans le centre de La Havane, à proximité du malecón.
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