La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Tania Bruguera dans le cercle de l’enfer
| 26 Sep 2017

Sur l’île de la Juventud à Cuba, les cinq tours du Presidio Modelo ont formé pendant près de quarante ans un modèle carcéral particulièrement spectaculaire. Construite entre 1926 et 1928 sous la présidence de Gerardo Machado, cette prison « modèle » est un panoptique parfait, qui empile cinq étages de cellules dans autant de bâtiments circulaires. La prison – où séjournèrent Fidel et Raúl Castro entre 1953 et 1955 – a aussi enfermé après la Révolution des opposants au castrisme, avant de fermer en 1967. Reste aujourd’hui une tour « témoin », qui évoque un immense pigeonnier avec ses niches ouvertes à tout vent. Il n’est pas impossible que Tania Bruguera ait songé au Presidio Modelo au moment de concevoir une scénographie pour Fin de partie.

Dans ses indications scéniques, d’une précision forcément maniaque, Beckett ne précise pas la forme de l’« Intérieur sans meubles » où se déroule sa pièce. Mais, comme il mentionne les « murs de droite et de gauche », on peut supposer qu’il n’avait pas imaginé un décor en rond. Sans rien trahir – sa mise en scène ne s’écarte pas des volontés de l’auteur –, la Cubaine Tania Bruguera a pris la liberté de placer Fin de partie dans un cercle, ou plutôt dans un haut cylindre de toile blanche entouré d’un échafaudage et de plateformes sur plusieurs niveaux où les spectateurs prennent place.

Tania Bruguera, Endgame © John Romão

© John Romão

Pour voir la pièce, il faut passer la tête par un des trous percés dans le tissu et regarder vers le bas. Cette disposition des spectateurs en rond et en surplomb n’est pas inédite dans l’histoire du théâtre. Construit sur le modèle des théâtres élisabéthains, le fameux théâtre du Globe à Londres, où jouait la troupe de Shakespeare, reposait sur ce principe. Les cirques, les arènes et les stades fonctionnent de la même façon.

Chez Tania Bruguera, le cercle est à la fois plus haut et plus étroit ; il vaut mieux ne pas trop avoir le vertige, ni quand on grimpe sur l’échafaudage, ni quand on penche sa tête au dessus du vide, surtout quand on est sur la plateforme la plus haute. Mais cette dimension spectaculaire est presque anecdotique. Tania Bruguera n’est pas opératrice de manège dans un parc d’attractions, ce qui l’amuse et l’intéresse, c’est la métaphore du cercle.

Le champ est vaste : l’enfer – l’enfermement et ses déclinaisons : cage, prison, bunker, île –, l’éternel recommencement – la répétition, l’ennui, le ressassement –, l’entre-soi – la menace extérieure, le siège, le blocus, l’encerclement –, la soumission – les rapports maître-esclave –, la mort – l’horloge, la paralysie, la dernière heure –, etc. Autant de thèmes qui sous-tendent le texte de Beckett et que la mise en scène met d’autant plus en vibration qu’ils semblent en parfaite résonance avec le crépuscule de la révolution cubaine. « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » : les premiers mots de Fin de partie prennent à Cuba des accents réalistes et la pièce, récit d’une interminable agonie, tiendrait presque du brûlot politique, humour noir compris.

Sauf que le chemin de la dénonciation frontale n’est pas celui qu’emprunte Tania Bruguera. Artiste engagée – elle se définit elle même comme activiste ou plutôt comme « artiviste », Tania Bruguera ne revendique pas un statut d’opposante politique. Ignorée, tolérée ou censurée par les autorités, en partie protégée par son statut d’artiste internationale, elle préfère susciter la parole plutôt que la prendre, s’intéresse aux comportements, aux mécanismes de la révolte et de la résignation. Elle révèle mais ne prêche pas.

Tania Bruguera, Endgame © Ricardo Castelo

© Ricardo Castelo

Sur Fin de partie, qui constitue sa première expérience de mise en scène – elle a toujours plutôt œuvré aux confins des arts plastiques et de la performance –, elle ne plaque aucun discours, aucune image redondante (le spectacle étant par ailleurs joué en anglais par deux comédiens américains) mais elle entraîne les spectateurs au cœur du problème, c’est-à-dire d’une expérience collective à la lisière entre l’enfermement et la liberté. Son dispositif est en fait un panoptique « ouvert » : tout le monde est sous le regard de tout le monde. On est dans l’« Intérieur sans meubles » et les têtes sans corps  qui dépassent par les trous du drap forment une drôle de décoration, un mur de masques ou de têtes coupées, coincées là, comme les personnages de la pièce, et comme la Winnie de Oh les beau jours. Mais on est aussi les voisins voyeurs penchés à la fenêtre, en train de surveiller. Et l’on peut également choisir la position du retrait, ne regarder que d’un œil, n’être tenu à rien, plonger dans la méditation, s’évader dans l’immense lit vertical drapé de blanc. Qui ramène à son tour au linceul, ou au « grand mouchoir taché de sang étalé sur le visage » de Hamm, et chacun peut alors vivre pour de bon l’expérience du bout de tissu sur la peau.

Il est rare qu’un spectacle propose des images et des associations d’une telle pertinence avec autant de douceur. Une pertinence relayée par la performance jamais en force des deux comédiens new-yorkais, Brian Mendes et Jess Barbagallo. Le second surtout, qui joue Clov, le souffre-douleur, est un ange triste, un homme-enfant frêle et torse nu dont la grâce maladroite fascine et stupéfie. Le Festival d’Automne, qui programme le spectacle à Nanterre, ne s’est pas trompé en invitant Tania Bruguera. Dans l’histoire des mises en scène de Beckett, il est difficile de trouver mieux.

René Solis
Théâtre

Tania Bruguera, Endgame © Ricardo Castelo

© Ricardo Castelo

Endgame (Fin de partie) de Samuel Beckett, mise en scène de Tania Bruguera, en anglais sous-titré, dans l’atelier de décors du Théâtre de Nanterre-Amandiers, dans le cadre du Festival d’Automne, jusqu’au 1er octobre.

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