Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
Le film de Jim Jarmusch actuellement en salle, The Dead Don’t Die, me donne l’occasion de m’arrêter sur la question des morts-vivants que les philosophes abordent peu souvent, préférant à tort des sujets plus sérieux comme celui des preuves de l’existence de Dieu ou du progrès de notre humanité.
Le film de Jarmusch, qui n’est pas un chef-d’œuvre, porte un titre éloquent et parfait. Les morts en effet ne meurent jamais. Ce film truffé de références cinématographiques ne connaîtra sans doute pas une gloire immortelle comme ce fut le cas pour La Nuit des morts-vivants de George A. Romero. Mais il s’inscrit dans un genre qui ne finit pas de fasciner nos contemporains. Comment expliquer un pareil engouement ?
Contre toute attente, les morts-vivants nous offrent un miroir à peine déformant de notre humanité. Nous nous reconnaissons en eux : leur avidité, leur férocité, leur agitation permanente (les zombies, et pour cause, ne prennent jamais de repos) nous sont familiers. Leur absence de scrupules, leur ignorance de tous principes moraux qui les entraîne à se jeter sur n’importe quelle proie, jeune ou vieille, riche ou pauvre, nous rappellent les exactions commises par les hommes pendant tant de guerres. L’utilisation du napalm par les Américains lors de la guerre du Vietnam n’est-elle pas digne des plus grands films d’horreur ? Je tairai les autres exemples qui hélas ne manquent pas. Une chose cependant nous sépare de ces morts-vivants, et c’est précisément qu’ils sont déjà morts, alors que, nous, nous attendons toujours. Si leur avidité ne connaît aucune limite, c’est parce qu’ils ignorent l’angoisse de mourir, tandis que nous sommes encore quelquefois arrêtés dans notre course par ce sentiment qui nous cloue positivement sur place : à quoi bon nous agiter autant ?
Dans Les Pensées, Pascal s’est longuement interrogé sur notre capacité à sans cesse nous agiter, sur ce fait que nous ne tenons jamais en place, sauf en de rares occasions. La raison en est que les hommes ne supportent pas l’idée de la mort : « La mort est plus aisée à supporter, sans y penser, que la pensée de la mort sans péril ». (Fragment 166, édition Brunschvicg)
Pour Pascal, les hommes sont prêts à tout afin de ne pas penser à ce qui paraît être la principale et seule source de terreur de toute leur existence, une source abondante d’où découle toutes leurs autres terreurs, des plus enfantines, comme la peur du loup-garou, celle des fantômes, des épouvantails, qui n’effraient pas que les moineaux, aux plus réfléchies, comme la peur du vide ou celle de la castration par exemple. Il est vrai que Pascal ne se risque jamais sur ce dernier terrain. Les hommes préfèrent ainsi s’exposer à des dangers de toutes sortes plutôt que de « demeurer en repos dans une chambre » (fragment 139) où ils ne tarderont pas à songer à ce qui les attend au bout du chemin. Toutes nos activités sont alors comparables et ne valent pas davantage l’une que l’autre. Elles ne sont que des formes de divertissement ; séduire, jouer, travailler, manifester, militer, partir à la guerre, voler, tuer : c’est tout un. Il est impossible en ce sens de parler d’action à propos de ce que nous entreprenons si on veut bien admettre que le propre de l’action est de viser un but et de chercher à transformer notre état présent. Quoi que nous fassions, rien ne changera quant à notre destination finale. Nous ne pouvons espérer améliorer l’existence. Ainsi, dans tous nos jeux, c’est le jeu lui-même et non son résultat qui nous importe : « Voilà ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse – qui nous en détourne – nous en garantit ». (Fragment 139)
Le diagnostic de Pascal n’est pas entièrement faux. Comment nier qu’aujourd’hui encore beaucoup de nos contemporains s’agitent en tous sens afin de ne pas penser ? Les appareils connectés comme les montres, les téléphones portables ou les tablettes tactiles, et dont le développement est sidérant, ne sont pas seulement les instruments d’un contrôle social accru, ils sont aussi un nouveau moyen de divertissement. Que ce soit dans les transports en commun, en pleine rue, au café ou au travail quand le contremaître a le dos tourné, les gens se connectent à tout moment et lisent ou plutôt parcourent les dernières nouvelles du jour avec les yeux avides, hagards et vides qu’ont les joueurs devant les machines à sous dans les casinos. Presque rien ne les distingue alors de ces morts-vivants qu’a si bien mis en scène George A. Romero.
Pascal n’a peut-être pas non plus complètement raison. Et c’est curieusement ce que nous apprennent les films d’épouvante. Encore une fois, la différence entre un zombie et un être vivant est assez mince : même frénésie, même cruauté. Pourtant nous, les vivants, savons ou devrions savoir que nous allons mourir. Et ce n’est pas sans raison que Homère nous appelle les mortels. Paradoxalement, c’est donc parce que nous savons que nous allons mourir que nous sommes vivants. L’oublier nous condamne au contraire au pire. Les soldats de Daech sont à mes yeux des sortes de morts-vivants puisqu’ils se croient immortels, certains de gagner un paradis de pacotille. Leur fureur sans bornes viendrait de leur illusion. Mais cet oubli peut aussi donner lieu aux comédies les plus insipides, comme celles dont le cinéma français plutôt moralisant se montre friand ces derniers temps : tout y sonne faux.
Mais que nous apprend ce savoir de la mort que Pascal juge insupportable ? Rien, sinon que tout est insignifiant. Nous n’avons en effet aucune raison d’être – pour reprendre le titre d’une chanson qui fut un temps à la mode et qui était exaspérante de bêtise. Nous sommes nés par hasard et c’est un autre hasard de la vie qui nous emportera. Il n’y a en fait que deux nécessités dans notre existence, celle de devoir mourir dès lors que nous sommes nés mais aussi celle de devoir vivre puisque nous sommes ici. Nous sommes « embarqués », déclare justement Pascal. Mais c’est précisément, contrairement à ce qu’affirme l’auteur des Pensées, ce qui nous permet d’aimer la vie. Nous ne cherchons pas à profiter de la vie pour « cacher à notre vue une pensée qui nous afflige », mais parce que nous nous savons mortels. Pascal a tort de faire de l’ignorance de la pensée de la mort le trait caractéristique de notre être. Il nous rabaisse alors à l’état de ces morts qui ne meurent pas. Si nous prenons plaisir à vivre, si nous accordons de l’attention aux choses les plus insignifiantes, comme partir à la chasse, danser ou écrire, c’est parce que nous savons bien que rien ne dure. Comme le montre Clément Rosset dans toute son œuvre, cette joie que nous prenons à vivre est sans doute tragique, mais cela ne signifie en rien qu’elle soit nulle. Et puis, rassurons-nous, nous ne sommes pas encore tout à fait morts !
Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour a la semblance
Du beau Phénix s’il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.
Apollinaire
Gilles Pétel
La branloire pérenne
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