À la rédaction, personne ne s’était battu pour couvrir le match. Lors de la conférence hebdomadaire, les journalistes assis autour de la grande table ovale semblaient avoir subitement tous reçu une notification sur leur smartphone au moment où le rédac’ chef avait prononcé la phrase : “Et pour Ukraine-Irlande du Nord, on fait comment ? Un volontaire ?”. Son regard avait rapidement parcouru l’assemblée des têtes baissées qui, tout d’un coup, ressemblait à un chapitre de moines en pleine prière. Il releva la sienne en direction de ceux qui restaient traditionnellement debout : stagiaires, pigistes, non-titulaires, bref les soutiers de l’info sportive, ceux auxquels n’étaient ordinairement promis que les rogatons de “la grande fête du football”, comme ils disaient. Entre les plumes du journal et les rubricards qui ne signaient le plus souvent que de leurs initiales, les règles de préséance étaient tacitement admises. Il fallait en passer par là si l’on espérait s’asseoir, un jour, nous aussi à la table de conf’.
Ukraine-Irlande du Nord. Une purge annoncée entre une équipe novice, déjà bien heureuse d’être là et ne jouant que pour éviter la fessée et une autre, tristement réputée pour n’avoir pas d’autre ambition, la plupart du temps, que de ne pas perdre le point du match nul qui lui est déjà attribué au début du match. Un must, un régal pour les yeux en perspective.
– Et ça se passe où ? – me permis-je.
– À Lyon.
L’espoir renaissait. A défaut de mets footballistiques, je pourrais toujours profiter d’un bon tablier de sapeur dans un de ces petits bouchons de ma connaissance. A moins qu’un sabodet soit plus digeste en cette période de l’année…
“Minute papillon, ça se fera de chez toi. Envoyé spécial depuis ton canapé. Vu l’intérêt du match, il ne fera pas les gros titres. Alors, inutile d’engager des frais importants pour en faire le compte-rendu”.
Deux jours plus tard, l’heure du match approchant, je cherchais sur Internet, tel un mauvais élève, des éléments de contexte pour rendre un peu plus crédible mon reportage télépathique. Météo, état de la pelouse, nombre de spectateurs attendus, je recoupais les sites d’info, fidèle, à défaut de déontologie, à la méthode journalistique élémentaire. Mais, à quelques minutes du coup d’envoi, mes scrupules ne résistèrent pas à un imprévu qui transforma la corvée attendue en expérience avant-gardiste.
En ouvrant l’unique fenêtre de mon studio, je perçus une clameur provenant du pub irlandais situé dans ma rue. Habituellement si discret que j’en avais même oublié l’existence, il débordait pour l’occasion sur le trottoir. Et, dans l’immeuble en face de chez moi, deux étages en-dessous du mien, je vis, dans un appartement en travaux, trois peintres –que je supposai ukrainiens– qui faisaient une pause pour regarder le match sur une télévision invisible pour moi. Je décidai alors de suivre le match à l’oreille en écoutant les rumeurs et les éclats provenant de l’extérieur avec une radio en sourdine pour le nom des joueurs et le chronomètre.
Les aveugles vont bien au cinéma, me dis-je. Je fermai les yeux, m’allongeai sur mon lit, carnet et stylo à la main.
L’histoire retint que l’Irlande du Nord remporta ce jour-là sa première victoire dans un championnat d’Europe (2-0) grâce, notamment, au défenseur central McAuley qui, en reprenant de la tête un coup-franc en début de seconde mi-temps, fut le deuxième joueur le plus âgé à marquer en phase finale (36 ans). McGinn assura la victoire dans le temps additionnel. Quant au jeu ukrainien, il s’avéra aussi attrayant que la perspective d’une escapade touristique dans la zone interdite de Tchernobyl…
Pour ma part, je flirtais avec le grand style ! La lourde frappe de Yarmolenko m’évoquait le fracas d’un obus de mortier sur le stade de Donetsk au cours de la guerre de Crimée. Je comparais les courses héroïques des Irlandais pour conserver le résultat à des cavalcades de manifestants un jour d’émeute à Derry. Et, à propos de l’orage de grêle qui interrompit quelques instants le match, je n’hésitais pas à parler de nuées annonciatrices de l’Apocalypse climatique dont ce printemps pourri représentait sans nul doute les prémices !
“Bien torché ton papier. Joliment troussé même, pourrais-je dire, parce que moi aussi j’ai des lettres si je veux”, me lança le patron à mon arrivée au journal le lendemain matin. “Mais, on n’a pas besoin d’un Blondin ici, ni d’un reporter de guerre qui se prend pour Albert Londres. Et puis, les joueurs dont tu parles, ils n’existent plus depuis longtemps. Georges Best et Pat Jennings, rouflaquettes et nylon moulant, c’était les sixties ! Quant à tes Ukrainiens, j’ai l’impression de voir les Chœurs de de l’Armée rouge plantés au milieu du gazon. Fais gaffe, mon gars, à se prendre pour un autre, on finit souvent à la rubrique ‘tendance’ d’un gratuit !”
Malgré tout, je reste persuadé que le football, sport ô combien télévisuel, est aussi l’un des rares à se révéler aussi audiogénique ! L’un de mes plus grands souvenirs remonte au match retour de quart de finale de la Coupe de l’UEFA 1996 à la suite duquel Bordeaux élimina le grand Milan AC. Le lendemain, à la fac, on refit joyeusement le match que nous avions tous vu… à la radio.
Mathias Roux
Mathias Roux est professeur de philosophie. Normalien, agrégé, il est l’auteur de plusieurs essais, dont Socrate en crampons (Flammarion, 2010) qui aborde les grands problèmes de la philosophie à partir des faits de jeu de la finale de la Coupe du Monde 2006. Son dernier ouvrage vient de paraître : S’estimer soi-même avec Descartes (Eyrolles, 2016). Il est aussi le cofondateur du FC Socrates.
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