La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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VI. Une rencontre
| 14 Août 2018

Résumé des épisodes précédents : Après avoir abandonné ses parents adoptifs humains adoptifs et ostréiculteurs pour devenir artiste dans le cirque Romanès-Volkovitch, Tigrovich tigre prince et artiste orginaire de la Taiga orientale, a laissé s’épanouir son goût pour la Beauté ; en compagnie de son amante, la belle écuyère, Emma Volkovitch et de ses trois frères, Irénée, Ismaël et Ignacio, il a aussi découvert les joies dangereuses de la débauche. Cela pourrait continuer comme ça, sauf que…

Ce jour-là devait marquer un tournant dans la vie de notre héros, comme on s’en aperçoit si l’on pose sur la carrière de Tigrovich le regard rétrospectif par lequel nous pouvons à présent en embrasser le cours.

Tout commença plusieurs fois. Ou peut-être même la veille, comme ils exécutaient « Tigre, écuyère et flamants roses », leur célèbre numéro à présent bien rodé. À califourchon sur un rose volatile, Tigrovich laissait aux pas pointus et délicats de l’oiseau le soin de traverser un fil tendu entre deux autres flamants roses, en stuc ceux-là, et s’apprêtait à s’élancer vers les épaules d’Emma lancée à grande allure sur une cavale harnachée d’un rose plus soutenu. Mais, à l’instant précis de l’impulsion, il suspendit son mouvement, le temps de sentir comme un regard, et perçant encore, posé sur ses épaules frémissantes. En professionnel du cirque, Romanès sentit l’hésitation de l’artiste. D’un imperceptible mouvement de moustache, il accéléra la cadence de l’orchestre, tout en bottant les fesses d’Ignacio déguisé en Auguste. Le gag eut pour effet attendu de distraire l’attention du cher public assez longtemps pour que le Tigre, se remettant de son épochè cinétique, déplie ses jarrets et saute : on n’avait rien vu, le numéro continua, et d’une patte exercée notre héros atterrit sur la croupe rosée de la jument, juste derrière Emma, en équilibre sur un orteil. Mais comme Tigrovich, vêtu de son peignoir rose satiné, se remettait dans sa loge et dans les bras d’Emma, puis comme il dansait, dans un bouge où s‘encanaillait la bourgeoisie de B., avec une récente conquête arrachée, comme souvent, aux charmes de sa bien-aimée, la sensation acerbe de ces deux pics oculaires plantés entre ses omoplates insistait en un recoin de son âme sensible. Cette nuit-là, il but plus que de raison. Il suivit Ismaël et Irénée en des lieux où jamais Tigrovna n’aurait permis ni même conçu qu’il se rendît. Au matin, il n’arriva que fort tard sur la piste mal éclairée, pour les exercices quotidiens que Concepción exigeait de sa troupe envers et contre tout. Laquelle troupe, ce matin-là, ne resplendissait guère. Ignacio, qui n’avait pas quitté son habit de clown, ronflait, affalé sur le flanc d’un cheval lui-même somnolent. Irénée, assis sur les hauteurs d’un trapèze, fumait un reste de cigare tout en passant machinalement le dos de sa main sur sa joue rugueuse de barbe. Ismaël manquait à l’appel. Quant à Emma, elle lançait à son Tigre des regards entendus. Mais lui était tout occupé à caresser de ses griffes une guitare abandonnée là par un cousin gitan de passage. Or Ismaël entra, suivi de Concepción. Étrangement bien réveillé dans cette atmosphère nonchalante, il se planta devant le Tigre de la troupe.

 Quoi ? dit Irénée.
– Encore ? ajouta Ignacio.
– Toujours pareil, marmonna Ismaël.

Emma resta silencieuse.

– Eh, quoi ? s’enquit Tigrovich.
– Dis-lui donc, soupira Concepción.

Au lieu de quoi, s’adossant à un flamant en stuc que l’on n’avait pas encore retiré de la piste, Ismaël, crachant plus qu’il ne parlait, consentit une phrase, peut-être adressée à Tigrovich, encore que rien ne fut moins sûr : « Nous à Paris, on y va pas ». Se réveillant un peu, le prince russe et félin s’enquit du sens de ces paroles. Et des explications du beau brun il ressortit peu à peu qu’on avait remarqué le tigre, qu’hier dans la salle était présent un impresario de cirque, que certains numéros, mais pas tous, oh non, l’intéressaient peut-être, qu’à vrai dire c’était le tigre qu’il voulait, oui de l’argent il en avait proposé, et beaucoup même, de quoi faire l’emplette d’un nouveau chapiteau, pour les frères de quelques costumes, et pour Romanès de ce véhicule rose-orange qu’il guignait amoureusement depuis le début de l’hiver, dans un garage de B.

Emma resta silencieuse. Tigrovich fut la proie de sentiments contradictoires. Non pas qu’il crut avoir le choix ou qu’elle crut pouvoir l’empêcher de partir. La loi du Cirque est cruelle ; la gloire est le seul amer sur lequel l’artiste doit régler sa route. Non qu’il ignorât un instant, et elle le savait bien aussi, qu’un départ à la capitale était le plus sûr chemin vers l’épanouissement artistique. Non qu’il se dissimulât, et elle se l’était dit aussi, l’imperceptible sensation d’étroitesse qu’il commençait à ressentir au sein de la famille Romanès-Volkovitch, l’intuition que sa force et son instinct d’artiste à présent entièrement recouvrés l’appelleraient à quitter B. un jour ou l’autre, et que ce jour se rapprochait. Tout cela Emma le savait ainsi que Tigrovich. Ils n’étaient pas les seuls. Déjà Irénée, sans en prévenir personne, songeait à un remplaçant pour distraire l’attention de ses infortunés disciples lors de ses parties de cartes ; déjà Ismaël avait pensé à offrir à ses amies d’autres piments que l’amour félin dont il agrémentait parfois leurs parties fines. Déjà Concepción, jonglant plus nerveusement que jamais, faisait et défaisait les plannings des numéros, tandis que Romanès tirait sur sa moustache et jetait un œil distrait sur les « demandes d’embauche et artistes disponibles », qui paraissaient tous les jeudis dans La Gazette du Cirque.

Maintenant, les Romanès-Volkovitch se taisaient. Ils le savaient bien que Tigrovich partirait un jour et, au tréfonds de ses débauches nocturnes, comme dans le feu de ses numéros de cerceaux, Tigrovich lui-même le sentait. Ce n’était pas cela, non, qui les rendait silencieux, mais cet instinct têtu que même les représentants les plus humbles du Chapiteau (et, il faut bien le reconnaître à présent, les Romanès-Volkovitch n’étaient pas au plus haut dans cette invisible hiérarchie) possèdent sans conteste. Or l’instinct parlait haut et clair : cette histoire n’était pas bien claire, voire, disons-le, suffisamment louche pour qu’Ismaël crache à nouveau et, rallumant le mégot qu’Irénée avait jeté sur la piste, profère, sans doute en roumain, quelques injures bien senties. Ces réticences, admettons-le, n’étaient pas dépourvues d’un certain bon sens, car cet impresario prometteur de monts, de merveilles, de Paris, et peut-être même, pourquoi pas, du Cirque d’Hiver, était un peu trop beau pour être vrai ; bien plus, certaines de ses remarques sur les numéros de notre héros pouvaient sembler étranges, voire témoigner d’une ignorance certaine des fondements de l’art du cirque. Et s’ils aimaient l’argent – cela aussi il faut bien le reconnaître, car nous n’en sommes plus, à ce point culminant de notre histoire, à faire les délicats – les Romanès aimaient également la Beauté et le Cirque (pourvu qu’ils fussent d’un bon rapport.) Mais las ! L’amour de l’Art est chose incertaine et subtile. Le père Romanès entra, suivi d’un homme en imperméable, chapeau et lunettes noires qui exhalait autour de lui une vague odeur de tabac brun. Il ne ressemblait pas à un impresario de cirque. Vraiment pas du tout. Mais il avait quelques arguments qu’il matérialisa bien vite sur la page d’un petit carnet où il traça ce qui ressemblait, même de loin, à des chiffres. Il passa le carnet à Ismaël, qui le passa à Ignacio qui le tendit à Irénée qui le montra à Romanès qui le fit voir à Concepción. Laquelle regarda Emma, puis, l’œil expressif, Tigrovich. Lequel sortit faire ses bagages. Romanès soupira fort et haut, mais sourit en palpant plus bas quelques billets qui épaississaient la poche avant de la combinaison de clown blanc qu’il utilisait parfois en guise de robe de chambre. L’artiste nouvellement engagé revint, portant un maigre baluchon d’où s’échappaient quelques plumes roses. L’impresario fit un signe de tête ; Tigrovich, le cœur gros mais un peu battant toutefois, le suivit.

Ils traversèrent le terre-plein où était sis le chapiteau, atteignirent le bord du fleuve où quelques bouges gardaient encore un vivant souvenir des frères Romanès-Volkovitch, ne s’y attardèrent pas et, obliquant vers un quartier plus cossu, rejoignirent un coupé noir dont l’impresario ouvrit une portière. En l’absence d’autre indication, Tigrovich jugea prudent de s’installer à l’avant et d’adopter un profil bas, nuancé par quelques discrets jeux de muscles, destinés, selon la suite des événements, soit à impressionner l’impresario, soit à le menacer dans l‘hypothèse où ses intentions se révéleraient moins nobles et artistiques qu‘il ne l‘avait d‘abord proclamé. Or le coupé ne prit pas la direction de Paris.

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

 

Épisode précédent : « Vie d’artiste
ou Débauche de Tigrovich »
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dira qu’il l’a échappé belle »

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