D’Épictète, nous ne savons quasiment rien, sinon qu’il était un esclave né en Phrigie puis emmené à Rome où il fut affranchi par son maître Epaphrodite. Les leçons qu’il donna étaient suivies par de nombreux disciples dont l’un d’eux, Arrien, les consigna dans huit livres dont seule la moitié nous est parvenue. Comme Socrate, Épictète n’a jamais rien écrit. De nombreuses légendes courent à propos de ce philosophe boiteux et insensible à la douleur, car la douleur, affirme-t-il, n’est pas un mal de même que le plaisir n’est pas un bien. Cette étrange doctrine et cette vie secrète ne pouvaient manquer de m’intriguer. Rien sur les amours de cet ascète ? Pas la moindre maîtresse ? Pas le plus petit amant ?
Au Vatican, je fus très mal reçu : mes questions indisposaient. Irrité, je pris le soir-même un avion pour Oxford où je trouvai le lendemain la bibliothèque fermée pour cause de faillite. Les universités anglaises n’ont plus le sou depuis le Brexit. Je décidai in petto de me rendre à Salt Lake City. Épictète, oui, bien sûr, me dit un Mormon au visage émacié et au corps couvert de plaies purulentes. Voici un extrait d’un manuscrit qu’il me permit de lire sans m’autoriser toutefois à en recopier la moindre ligne. Je rapporte de mémoire ce que j’ai lu.
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Souviens-toi que ce n’est pas celui qui te frappe qui te maltraite, mais c’est l’opinion que tu as de lui qui est la cause de ta servitude.
Une maîtresse t’a ignoré, grand merci qu’elle ne t’ait pas ridiculisé. Elle t’a manqué de respect, grand merci qu’elle ne t’ait pas humilié en public. Elle t’a injurié devant tes amis, grand merci, qu’elle ne t’ait pas frappé. Elle t’a battu, grand merci qu’elle ne t’ait pas tué. Dis-toi en toutes circonstances que ce sont tes représentations qui sont la seule et unique source de ton malheur comme de ton bonheur. Si tu te laisses enchaîner par ton imagination, tu seras l’esclaves du sort. Quand une femme s’offre à toi, rappelle-toi que ce n’est qu’une femme, prends-la sans chercher à éprouver le moindre plaisir. Contente-toi de bien jouer ton rôle. Ne t’attarde pas entre ses bras, ne désire pas la revoir quand ton sexe aura retrouvé sa première excitation. Si, au sortir de l’amour, tu continues à y penser, tu es un homme perdu. Tu seras le jouet de la fortune. Or la liberté n’appartient qu’à celui qui ne désire que ce qui dépend de lui. Et qu’est-ce qui dépend de nous ? Ce qui nous appartient. Et quelles sont les choses qui nous appartiennent ? Notre corps ne nous appartient pas puisqu’il est sujet à mille variations, puisque les autres peuvent avoir prises sur lui. Seule ta pensée t’appartient. Tu dois donc te montrer indifférent à tout ce qui t’arrive et ne rien vouloir d’autre que les choses arrivent comme elles arrivent. Quand tu vas au hammam et que la foule te gêne par ses cris, qu’un enfant te bouscule, qu’un masseur te détruise l’épaule par sa maladresse, dis-toi que tu es au hammam et cesse de te plaindre. Si un homme s’approche de toi tandis que tu reposes allongé sur une dalle de marbre fraîche après avoir sué dans la vapeur des bains, ne regarde pas cet homme. Maîtrise tes représentations. S’il se serre contre toi, répète-toi qu’il s’agit du destin. S’il te sodomise, laisse-le faire. Il n’a d’emprise que sur ton corps et rappelle-toi que la douleur n’est pas un mal. Ne serre pas les fesses, ne contracte pas tes sphincters. Demande-lui simplement s’il compte prendre son temps, car d’autres affaires t’attendent. En toutes circonstances, prends exemple sur moi.
Quand j’étais encore jeune, alors que je venais d’arriver à Rome, je fis la connaissance dans la maison de mon maître d’une femme aussi sévère que riche. Le soir, j’entendais souvent Epaphrodite gémir entre ses bras. Un jour, alors que je me trouvais assis par terre occupé à préparer un plat de fèves, elle vint vers moi et se mit aussitôt à me poser une foule de questions sur ma philosophie. Il est vrai, me demanda-t-elle, que les disciples de ta secte sont insensibles à la douleur ? Je me contentai d’incliner la tête sans prendre la peine de lui répondre. Elle envoya aussitôt valser à l’autre bout de la pièce les fèves que je faisais refroidir dans une grande bassine. Ramasse, m’ordonna-t-elle d’une voix où l’on sentait affleurer une sensualité violente. Comme je me levai, elle me repoussa d’un geste brusque et je me retrouvai les quatre fers en l’air. Ramasse-les à quatre pattes. Un esclave ne peut se tenir debout devant une citoyenne romaine. Je lui obéis sans broncher. Je ramassai les cinq kilos de fèves et je les assemblai en un tas du mieux que je pus. Un scarabée passait près de moi à ce même moment. Attrape-le et mange-le, porc ! me dit-elle. Je gobai le scarabée sans faire plus de manières. J’avais faim et je n’eus aucun mal à avaler l’insecte que je sentis se débattre dans ma gorge quand je déglutis. Tu n’es qu’un chien, dit-elle. Comment tes condisciples osent-ils prétendre être plus libres que leur maître ? Vous méritez la mort. Je me contentai de jeter un rapide coup d’œil dans sa direction. Son visage s’était empourpré et le plaisir le disputait à la colère dans son âme asservie par des désirs sans nom. Pour ma part, je pensais seulement au cuisinier qui attendait probablement ses fèves dont il voulait faire une purée. Traîne-toi à mes pieds et ne cherche plus à me regarder d’un œil torve. Je te briserai. C’était une grande femme, bien nourrie et aussi forte qu’elle était riche.
Alors que je courbais l’échine sous ses sandales de cuir, j’éprouvai soudain une fort curieuse impression au niveau du bas ventre. Je me mis aussitôt à psalmodier la règle principale de notre doctrine : la douleur n’est pas un mal, le plaisir n’est pas un bien. La Romaine dut entendre un mot de ce que je murmurais et réagit sur le champ. Que marmonnes-tu, chien ? Réponds-moi cette fois-ci. Je te rappelle que ton maître Cléanthe ordonne à ses disciples de toujours bien jouer leur rôle. Or ton rôle est de m’obéir. C’était une femme instruite et si elle n’avait nourri des passions aussi funestes, j’aurais pu tenter d’en faire mon disciple. Mais elle montrait trop peu de dispositions à la sagesse pour espérer amender son âme. Ce fut peut-être la seule et unique fois où je me sentis troublé. Car seul un esprit peut agir sur un autre esprit. Je lui répondis de travers : la douleur est un bien, lui lançai-je alors qu’elle appuyait avec véhémence sur mon dos. Elle éclata de rire et m’envoya rouler à trois mètres d’un simple coup de pied. Elle découvrit alors mon membre, d’ordinaire si docile, dans un état d’érection incontrôlable. Comment oses-tu, porc ? Alors tu aimes la Romaine ? me demanda-t-elle d’une voix soudain languide. Tu n’es donc pas aussi insensible que tu le prétends ! Elle dardait ses yeux sur mon sexe que je n’avais encore jamais vu aussi excité. Elle s’approchait déjà de moi quand je jugeai utile de prendre la parole. Elle ne comprenait pas les maximes de notre école. Ô Romaine ! Quand j’affirme que le plaisir n’est pas un bien, cela ne signifie pas que mon corps ne puisse éprouver ni plaisir ni douleur. Le corps obéit à des lois sur lesquelles notre volonté n’a aucun pouvoir. Elle me dévisageait maintenant avec le plus grand intérêt. Sa poitrine haletait, des gouttes de sueur commençaient à perler sur ses tempes que découvrait une chevelure montée en chignon. Nous voulons seulement dire que ce qui affecte notre corps n’a pas d’effet sur notre esprit. C’est mon âme qui est insensible à la douleur et non ma chair. Mais la vraie vie est celle de l’âme. Peu importent les vicissitudes dont mon corps est l’objet : maladie, santé, excitation, démangeaisons, blessures, érection, lèpre, c’est tout un pour nous autres Stoïciens. Si ta beauté ébranle mes sens, elle ne me trouble pas, moi, car je ne suis pas là où tu me vois. Très bien, dit-elle d’un ton qui n’admettait aucune réplique. Allonge-toi sur le dos et tiens bien le manche, car je vais me le [illisible] dans mon con. Aussitôt dit, aussitôt fait, et voilà la Romaine qui me chevauche comme un cheval de labour, sans ménagement, me giflant le visage, me frappant la poitrine, me malaxant les [illisible] au point de les torturer. Mais je restai ferme dans mes desseins et je jouis avec une violence qui la surprit plus que moi.
Elle se releva avec une certaine maladresse, encore haletante, l’esprit entièrement envahi par le plaisir qu’elle venait de prendre à mon insu. Elle se reprit pourtant rapidement. Comme je cherchais à me relever à mon tour, elle me demanda ce que je comptais faire. Ramasser mes fèves afin de terminer ma tâche, lui dis-je d’une voix posée. Ton cuisinier attendra encore un moment. Reste assis à mes pieds. Et en disant cela, elle commença à appuyer avec force sur ma cheville. Tu continues de soutenir que la douleur n’est pas un mal ? Je lui répondis en l’exhortant à la vertu. Dépitée, elle donna un coup sec sur ma cheville. Je la regardais se démener tandis que je demeurais insensible, le visage auréolé de sagesse, éprouvant un bonheur qui lui était probablement aussi incompréhensible qu’inaccessible. Tu aimes ça, crapaud ? demanda-t-elle avec une excitation qu’elle ne cherchait nullement à dissimuler. Si tu continues, lui dis-je avec le plus grand calme, tu vas finir par me briser la cheville. Elle se mit à rire telle une folle puis me donna un second coup, plus violent que le précédent. Ma chair avait déjà bleui. Je lui parlais sagesse, liberté, fermeté d’âme pendant qu’elle se masturbait sous sa toge tachée par nos premiers ébats. Elle se pâma quand elle entendit un bruit sourd : ma cheville avait cassé. Ne te disais-je pas que tu allais la casser ? lui dis-je sans pâlir. Tu peux ramasser tes fèves maintenant, me lança-t-elle avant de disparaître.
Et toi, mon vertueux, mon bon Arrien, rappelle-toi que le sage doit rester ferme en toutes circonstances, souviens-toi que le corps n’est pas ton corps, sache bien que la douleur n’est pas un mal, et tu vivras heureux.
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