Et si la vérité du monde était géométrique ? Et s’il était possible de découvrir une mathématique de la nature et de réduire sa diversité à quelques structures simples dont on découvrirait qu’elles sont à l’origine de tout ? Dans le Timée, Platon associe quatre polyèdres réguliers (le tétraèdre, l’octaèdre, l’hexaèdre, l’icosaèdre) aux quatre éléments (le feu, l’air, la terre et l’eau) : mathématique et cosmogonie s’unissent, les abstractions font corps, posant l’une des premières pierres d’une entreprise qui ne cessera de se développer et de se transformer. À la fin du XVIème siècle, c’est sur une même croyance dans la raison géométrique du cosmos que Kepler fonde son Mysterium cosmographicum. Peu à peu, la mystique et la philosophie se font sciences, les polyèdres ne sont plus seulement supposés, ils sont observés sous la forme des cristaux dont on découvre qu’ils composent la plus grande partie de la matière et qu’ils répondent à la géométrie des polyèdres. Leur diversité recouvre un nombre fini de structures fondamentales qu’une analyse géométrique peut mettre au jour, la diversité du monde n’est que le masque de l’harmonie universelle. Au XVIIIème siècle, René Just Haüy décompose les formations cristallographiques en formes simples, les réduit au tétraèdre, à l’octaèdre, etc., et fait de la cristallographie une science géométrique. Laissant à la minéralogie tout ce qui relèverait de la physique, la cristallographie devient affaire de mathématiciens qui, à l’instar d’un certain Arthur Moritz Schoenflies, entreprennent le dénombrement systématique des formes cristallines qu’on appelle aussi “groupes d’espaces”.
Des polyèdres aux cristaux, voici une histoire de sciences qui fut une histoire de formes et d’images. On pourrait imaginer une histoire de l’art écrite sous l’angle des polyèdres. Elle commencerait sûrement à la Renaissance, avec les illustrations que Léonard de Vinci donne à Luca Pacioli pour son traité De Divina Proportione. Elle se poursuivrait jusqu’à aujourd’hui. On y croiserait le maniérisme allemand du XVIème siècle, quelques Italiens du début du XXème, des Américains des années 1960 et, poursuivant notre route, on se retrouverait dans une ancienne brasserie de Montreuil, transformée en lieu d’exposition depuis 2004 sous le beau nom d’Instants chavirés. Deux artistes et amis, Christian Hidaka et Raphaël Zarka, y présentent une exposition commune intitulée La Famille Schoenflies, hommage au mathématicien que nous citions plus haut et à son ouvrage, publié en 1891, Kristallsysteme und Kristallstructur. Reprenant les structures modélisées par Schoenflies, Raphaël Zarka a réalisé une série de sept polyèdres en merisier, déposés à même le sol de béton. Ce que les sculptures de Zarka modélisent en s’inspirant des groupes isolés par Schoenflies, ce ne sont pas seulement des objets, mais bien une manière de concevoir la structuration de l’espace, de le solidifier et de lui donner corps. Ce n’est pas la première fois que Raphaël Zarka travaille sur la géométrie des polyèdres : déjà, il les a sculptés, les a monumentalisés, a même entrepris une histoire du rhombicuboctaèdre et de ses apparition iconographiques dans l’art et dans les sciences. Il lui a dédié un atlas – contribution majeure à une éventuelle histoire des polyèdres dans l’art – et l’a même débusqué à Minsk, en découvrant que la bibliothèque de la ville était construite selon le schéma du rhombicuboctaèdre (un film, présenté en marge de l’exposition retrace un des volets de cette quête). L’histoire longue et multiples des polyèdres n’a aucun secret pour Zarka, mais, dans l’exposition, il se concentre strictement sur les travaux de Schoenflies et c’est Christian Hidaka qui convoque cette histoire en cinq fresques réalisées a tempera.
Quatre des fresques, de format vertical, sont construites par répétition d’un motif géométrique qui fait front au regard. Au centre, une niche est peinte en trompe-l’œil, fausse profondeur où sont peint des corps géométriques, de couleur pâle, plans alternés d’ombre et de lumière dont l’arrangement abstrait rappelle les studioli du Quattrocento florentin, et leurs panneaux de bois travaillés selon la technique de l’intarsia pour donner l’illusion d’étagères ou de tablettes déployées, où reposent instruments de musique, livres et autres clefs de l’univers : globes, outils de mesure et, justement, polyèdres. On rêve un peu au studiolo de Federico da Montefeltro, et puis soudain, l’oeil revient à la géométrie colorée et rigoureuse du fond, interrompt la divagation historique, nous ramène brusquement au contemporain en se révélant proche de certains wall drawings polychromes de Sol LeWitt et de l’art géométrique qui se développa autour du minimalisme américain.
La cinquième fresque se distingue. Elle s’étend horizontalement et, plutôt qu’un ballet géométrique coloré, présente le schéma d’une architecture possible : un mur blanc, percé d’ouvertures (portes, arches, niches…), et au-delà, des arbres dont le tremblement est rapidement esquissé et qui ne feignent aucun volume. Des ombres claires biseautent l’espace, la profondeur est aplatie, l’illusion se dénonce dans l’excès de sa rigueur. Cette fois-ci, l’image fait se lever celles des espaces inhabitables et inhumains d’une certaine peinture italienne – celle de La Flagellation du Christ de Piero della Francesca, des Cités idéales tracées au cordeau, des excès constructivistes de Paolo Ucello… Dans une des niches, Hidaka a peint un furtif et précaire cairn de quatre cubes blancs. Il l’a repris (de même que les niches) d’un portrait gravé de Wenzel Jamnitzer, orfèvre allemand, auteur d’un traité intitulé Perspectiva Corporum Regularium entièrement consacré aux polyèdres et à leurs variations possibles, chef-d’œuvre du maniérisme constructiviste. Dans la gravure, Jamnitzer se représente occupé à dessiner, à l’aide d’une machine à perspective de son invention. Un modèle face à lui, entouré de compas, de règles et de niveaux, il est absorbé dans son entreprise de géométrisation du monde. Tous les objets qui l’environnent sont symétriques, les lignes sont droites, l’espace épuré. Seul un point chafouin perturbe cette régularité ordonnée : la figure du maître lui-même, le corps tassé, les vêtements plissés, la main et l’œil inquiets, tendus vers le monde qu’il essaye de mettre au carreau.
Dans le monde de Wenzel Jamnitzer, l’humain est de trop ; dans le cosmos géométrique, il est toujours excédentaire : les polyèdres maçonnent l’espace en lui ôtant la vie, en le figeant dans une beauté froide et hostile. Si nous écrivions et imagions cette histoire de l’art par les polyèdres, ce serait le monument d’une histoire inhumaine que nous élèverions. Or, dans leur exposition, Hidaka et Zarka réussissent un tour de force : leurs géométries ne sont pas des fins de non recevoir, elles sont accueillantes et le corps du visiteur n’y est pas de trop. Sans doute est-ce dû à l’humanisation des polyèdres que développe Raphaël Zarka en choisissant de prénommer ses sculptures plutôt que de les nommer. Ainsi, nous ne circulons pas entre des structures désignées en vertu de leur nature tétraédrique ou hexaédrique : bien plutôt, nous rencontrons Eva, Albert, Emma puis Lotte (femme ou enfants d’Arthur Shoenflies auxquels Zarka a emprunté les prénoms de ses sculptures). Plus certainement, cet adoucissement des rigueurs géométriques est l’effet d’une magie du lieu et de la réussite de la rencontre qui s’y joue entre les fresques colorées et les polyèdres sculptés. Les premières établissent un champ de force dans lequel s’installent les blocs de bois. Ensemble il esquissent une chorégraphie muette : le visiteur n’a plus qu’à les rejoindre. L’ancienne brasserie se prête au jeu avec souplesse. La lumière naturelle qui baigne le lieu rythme les formes sans les écraser, elle produit des ombres aussi pâles que celles des fresques de Hidaka. Quant à la rumeur de la rue et au léger courant d’air qui, parfois, traversent l’espace d’exposition, ils animent les polyèdres d’une vie délicate.
Quelque chose respire dans cette exposition et donne souffle à des géométries qui auraient pu s’emmurer dans une inhumanité et une froideur faciles. En nouant deux voix aussi différentes que celles de Zarka et de Hidaka, l’exposition évite toute raideur. La géométrie révèle qu’elle n’est pas qu’une question d’angles, de lignes et de plans : elle est aussi affaire de sentiments. On peut être ému par un polyèdre. On peut même en tomber – un peu – amoureux.
Nina Leger
À voir, jusqu’au 13 novembre 2016, Christian Hidaka et Raphaël Zarka, La Famille Schoenflies, Les Instants chavirés / ancienne brasserie Bouchoule, 2 rue Émile Zola, 93100 Montreuil, entrée libre, du mercredi au dimanche, de 15h à 19h.
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