La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 30 Sep 2018

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

Il faut saluer l’initiative de France 2 qui a diffusé mardi 25 septembre la première partie d’un long documentaire consacré à l’histoire de l’immigration en France et intitulé Histoires d’une nation.

Ce documentaire est une véritable bouffée d’oxygène dans l’atmosphère délétère que certains esprits obtus, malfaisants et simplets s’acharnent à faire régner dans l’hexagone, comme hélas dans beaucoup d’autres pays européens, en agitant sans cesse le fantasme d’une identité française menacée par les vagues successives d’immigrations. Le documentaire de Françoise Davisse et Carl Aderhold montre au contraire comment la France s’est construite et développée grâce à l’apport des différentes générations d’immigrés depuis 1889, date à laquelle commence Histoires d’une nation. Une fois n’est pas coutume, il faut donc rendre hommage au service public qui a ici pleinement rempli sa mission.

Ce documentaire m’amène, une fois de plus, à interroger la notion d’identité, qu’elle soit personnelle ou collective. Un individu possède-t-il réellement un moi bien défini, une nation a-t-elle une identité claire ? Qu’est-ce que l’identité ?

« Identity is a very devil », répond Wittgenstein. Sans doute le philosophe autrichien parle-t-il dans ses recherches de tout autre chose que de l’identité psychologique, mais, par un singulier effet de sens, sa remarque censée ne concerner que la logique s’applique aussi, et peut-être mieux encore, au problème de la psychologie et de la politique. En effet, l’identité est un véritable démon dont il semble difficile de se débarrasser.

Dans son Traité de la nature humaine, Hume montre l’impossibilité où nous sommes d’appréhender ce que nous appelons le moi :
« Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment, sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. » (traduction A. Leroy)

Après Montaigne, Hume affirme le caractère insaisissable du moi, lequel n’est donc qu’une illusion : un fantôme ou un mirage : « a very devil ».

L’individu n’est rien d’autre que la série de ses expériences. Or celles-ci sont à la fois multiples et changeantes. Elles ne se répètent jamais. Ainsi je ne suis plus aujourd’hui celui que j’étais hier. « Je est un autre », note Rimbaud dans Une saison en enfer. L’évidence nous force à reconnaître que nous ne possédons aucune identité stable et clairement définie. Nous sommes en ce sens incapables de dire qui nous sommes.

Comment expliquer alors cet attachement, cet acharnement à revendiquer une identité ? Il existe probablement plusieurs réponses à cette question, qui vont du simple narcissisme à la peur du changement. Dans son analyse du stade du miroir, Lacan montre bien que la découverte du moi est celle d’un moi imaginaire : le petit enfant découvre avec fascination son image dans le miroir sans prêter attention au fait qu’il ne s’agit précisément que d’une image, un leurre. Devenu adulte, l’homme éprouve ensuite des difficultés à se détacher de ce reflet un peu trop beau qui l’a un jour ébloui. Mais c’est aussi la peur, sinon l’angoisse, devant le changement, qui pousse les hommes à croire qu’ils restent les mêmes, comme un naufragé s’attache désespérément à une bouée de sauvetage pourtant crevée. Enfin, chaque homme désire être quelqu’un ou quelque chose et il lui est difficile, sinon impossible, d’admettre qu’il n’est personne, sinon rien.

Il n’y a rien de fixe, rien de stable en nous. Mais nous conservons le souvenir des jours passés : la mémoire est la seule puissance dont nous disposons face à l’écoulement du temps. La mémoire cependant ne nous livre pas davantage la perception d’un moi unique. Elle nous découvre au contraire multiple et toujours autre.

La mémoire est précisément l’enjeu du documentaire diffusé par France 2. En rappelant les différents moments de l’immigration en France, les réalisateurs nous dévoilent un passé que de nombreux discours contemporains cherchent à occulter. La France d’aujourd’hui est le résultat d’apports et d’expériences diverses. Elle n’est ni une ni intemporelle. Pas plus qu’un individu, elle ne possède d’identité stable. Sur ce point tout au moins, l’histoire collective nous offre la même leçon que l’histoire personnelle. L’un des autres buts de ce film est aussi de montrer l’utilité de l’immigration sans laquelle l’industrie française par exemple n’aurait pu se développer comme elle l’a fait. Plus encore, Histoires d’une nation dément le préjugé selon lequel les immigrés seraient extérieurs à notre histoire, comme s’ils avaient été, comme s’ils étaient de simples accidents qu’il conviendrait d’oublier. Loin d’être des quantités négligeables, les immigrés sont essentiels à l’histoire de notre pays, qu’ils contribuent à forger. On peut ainsi affirmer que sans les apports successifs de l’immigration, à commencer par les Romains qui latinisèrent la Gaule, comme le montre Braudel (L’identité de la France, 1986), la France n’existerait pas.

Mais comment expliquer tant de haine, tant de folie dans les discours des partisans de « l’identité nationale » ? C’est qu’ils sont victimes de la même illusion que l’enfant ébloui par son image. Il est intéressant de noter que la France que vantent les imbéciles est toujours une France d’hier, sans que cet autrefois ne soit jamais précisément daté. S’agit-il de la Gaule ? Mais elle n’était qu’une multitude de tribus en guerre permanente les unes contre les autres avant de tomber aux mains des Romains. S’agit-il de la France d’Ancien Régime ? Dans son Histoire de la Révolution française (éditions La Fabrique, 2012), Éric Hazan rappelle le tableau que dresse un contemporain du peuple de Paris durant les années qui précèdent la Révolution. Le peuple français y est présenté d’une façon instructive : « on trouve dans le bas peuple ceux qu’on appelle les gens de peine, qui sont presque tous étrangers. Les Savoyards sont décrotteurs, frotteurs et scieurs de bois ; les Auvergnats sont presque tous porteurs d’eau ; les Limousins maçons ; les Lyonnais sont d’ordinaire crocheteurs et porteurs d’eau ; les Normands, tailleurs de pierre… »

Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, à Paris, Savoyards, Normands ou Lyonnais sont « tous des étrangers ». L’identité nationale ne serait-elle qu’une identité parisienne et aristocratique ? Voilà qui réduit la France à la portion congrue ! Ce n’est plus une nation, c’est un squelette ! Un mirage encore une fois.

Mais il y a autre chose. Les discours dirigés contre l’immigration sont hantés par la peur. Les représentants des mouvements identitaires suent l’angoisse. Ils se sentent menacés. Ils craignent de perdre quelque chose qu’ils peinent précisément à identifier, quelque chose d’innommable : leur moi. Ils ont peur de devenir autre que ce qu’ils s’imaginent vaguement être. Ils aimeraient rester ce petit enfant pétrifié d’admiration devant sa propre image. Au fond, ce qu’ils refusent, c’est de grandir, ce qu’ils refusent c’est d’accepter que la France dont ils nous parlent avec tant d’amour et de véhémence n’existe pas.

Enfin désirer rester éternellement le même, pour un individu comme pour un peuple, n’est-ce pas tout simplement désirer la mort ? Car elle est bien la seule à pouvoir nous offrir une identité achevée, nette et définitive. Mais, nous ne le savons que trop, la mort a toujours en même temps épouvanté et fasciné les hommes. Ainsi peut-on hélas prédire encore quelques beaux jours à ces oiseaux de malheur à qui certains médias offrent avec un peu trop de complaisance leur antenne.

Gilles Pétel
La branloire pérenne

Histoires d’une nation, de Françoise Davisse et Carl Aderhold, réalisation Yann Coquart. Diffusion de la 2e partie le mardi 2 octobre à 21h sur France 2.

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