La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 21 Oct 2018

Signes précurseurs de la fin du monde : chaque semaine, l’Apocalypse en cinquante leçons et chansons. Ou peut-être moins si elle survenait plus tôt que prévu.

À quel moment l’avenir a-t-il cessé d’être désirable ? Quand a-t-on perdu foi en de meilleurs lendemains ? À quel instant la catastrophe a-elle commencé à se dessiner ? Certains répondront les années 1970, avec les premières crises pétrolières, les pantalons à pattes d’eph’ et l’invasion du disco. D’autres diront : les années 80 et leurs efforts pathétiques pour nous redonner le goût de la modernité (« nouveau et intéressant » était le motto de la période, qu’il fallait évidemment lire à rebours). D’autres enfin affirmeront : les années 90 et leur cynisme cocaïné. Pour ma part, je situerais plutôt le début de la fin au 31 décembre 1969, à minuit exactement.

Ce jour-là, à cette heure-là, Jimi Hendrix débarque sur la scène du Fillmore East, une salle de concert de East Village à New York, et se met à jouer le Chant des adieux (Auld Lang Syne en VO) dans une version particulièrement funky. Ce ne sont pas seulement les années 60 et leur insouciance qu’enterre alors Hendrix, ce sont aussi et surtout nos illusions. Six mois plus tôt, l’homme avait quitté pour la première fois sa planète pour marcher sur la Lune, ce qui fut à la fois l’achèvement d’un rêve et le début des déconvenues. Le premier alunissage sonnait la fin de la récré, le terme des Trente Glorieuses et de leur belle croissance ainsi que le crépuscule des utopies politiques. Quand un grand rêve a été réalisé et qu’aucun autre d’envergure n’est là pour prendre la relève, l’humanité ne peut que dévaler la pente des désillusions. La nuit du 21 juillet 1969 fut ainsi le début d’une chute et, plus qu’au « grand pas pour l’humanité » d’Armstrong, il eût fallu prêter attention aux propos du deuxième homme sur la Lune, Edwin « Buzz » Aldrin, qui fit ce commentaire d’une voix blanche en arrivant au bas de l’échelle du LEM :« A magnificent desolation ». Une magnifique désolation. Propos moins historiques que ceux de son compagnon et pourtant plus lucides : sur la Lune il n’y avait rien d’autre que de la poussière grise et l’objectif vers lequel l’Amérique était tendue depuis des années n’était qu’un astre mort. Il y avait aussi, depuis ce site d’alunissage dans la mer de la Tranquillité, une très belle vue sur la Terre. « Nice view » commenta le laconique Aldrin. Dès qu’ils ont levé la tête, les deux astronautes ont aperçu la planète bleue, toute petite, toute fragile, accrochée dans le ciel. Le contrechamp de la conquête lunaire, c’était la découverte de la Terre comme un monde fini. « Le temps du monde fini commence » avait écrit Paul Valéry en 1945. Il avait anticipé de 24 ans.

Retour au 31 décembre 1969 : Hendrix massacre le Chant des adieux, ou plutôt le sublime. Réécoutant l’enregistrement du concert, il me semble à un moment l’entendre lancer au public : « Bonne année à tous… si nous arrivons à passer l’été ». Le guitariste meurt quelques mois plus tard à Londres dans une flaque de vomi, trois jours avant l’automne.

Après la Lune, où pouvait-on aller, et pour quoi faire ? Au lendemain de l’alunissage, Sirius écrivait dans un édito du Monde titré « Oui, mais pourquoi ? » : « Au fur et à mesure de la conquête, contradictions et distorsions vont se multipliant. La Terre se rétrécit et s’uniformise à défaut de s’unifier ». L’Amérique a fait la preuve de sa force? « La puissance n’en va pas moins avec d’étranges faiblesses. Ce qu’on nomme le progrès ne vient à bout des limites et des maux dont nous souffrons qu’en en créant de nouveaux ».

Depuis, on parle d’aller sur Mars, mais sans grand enthousiasme. Au début, on pensait que c’était un projet d’exploration, maintenant on est bien obligé de voir la chose comme un projet de fuite. Mais aura-t-on envie d’embarquer sur ce vaisseau-là ? Jimi Hendrix a eu cette autre image prémonitoire dans sa belle chanson Castles Made of Sand :

Il y avait une jeune fille, dont le cœur était serré
Parce qu’elle était paralysée et muette
Elle priait pour cesser de vivre, puis elle décida de mourir
Elle amena son fauteuil roulant au bord du rivage et sourit à ses jambes :
« Vous ne me ferez plus jamais souffrir »
Mais alors une vision la fit bondir et crier :
« Regardez, un vaisseau aux ailes dorées qui passe »
Il n’avait pas vraiment besoin de s’arrêter, d’ailleurs il continua son chemin
Car les châteaux de sable finissent toujours par s’effondrer dans la mer

And so castles made of sand fall into the sea, eventually

Édouard Launet
Signes précurseurs de la fin du monde

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