La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XL. Dans la ville de D.
| 28 Avr 2019

Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par Auguste et Alberte un couple d’ostréiculteurs rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali ibn-el-Fahed,  le plus grand des Dompteurs, qui le mène à la Gloire, Tigrovich, tigre, prince et artiste,  a connu la gloire internationale et la déchéance de l’artiste mélancolique. Un jour, son dompteur disparaît, en laissant opportunément quelques indications permettant de le retrouver. Il embarque sur le Circus où il retrouve son dompteur plus tôt que prévu. Mais il y a des pirates, une tempête, et finalement un naufrage durant lequel ils se séparent, Ali ayant lu dans les astres qu’il devait se rendre en Égypte, tandis que son tigre devait atterrir ailleurs, en un pays lointain plus à l’est. Il a atterri, a été conduit par un mystérieux petit garçon à une belle dame brune qui lui ouvre les portes du Crédit Helvète de Beyrouth où l’attend un pactole mis de côté pour lui  par son prévoyant dompteur. Mais un rêve étrange l’enjoint de prendre la route de D., ce qu’il fait. Il croise en chemin d’étranges prélats de diverses obédiences qui ne lui disent pas grand-chose sauf d’éviter les églises. Assez peu éclairé par cet avertissement, notre héros arrive enfin à D., de fort mauvaise humeur.

Le tigre est un animal fier. Les déconvenues le renfrognent. Tigrovich boudait, quand il suivit la rue rectiligne qui le menait au cœur de la cité. Bougon, il ne regardait pas les mille étals chatoyants, où des soieries se mêlaient aux pyramides d’épices et aux fontaines d’eau de rose, vanille, myrte et encens. Refusant de se laisser esbaudir par ces merveilles, il se frottait les yeux d’une patte agacée, pour calmer les effets d’une conjonctivite naissante. C’est bien trop tard qu’il avait revêtu ses lunettes noires à monture rayée et le soleil de la route avait brûlé ses yeux de feu. Bref, il n’y voyait goutte et dut trouver refuge à l’étage d’une demeure, sise en la rue rectiligne. Il y passa trois jours à ronchonner, râler et récriminer pour une part, pleurer et se gratter les globes oculaires, pour une autre.

Pendant ce temps, des hommes en noir et gris, habillés à l’occidentale, faisaient les cent pas devant la demeure où il avait trouvé refuge, se relayant, sans un mot, et palpant à l’intérieur de leur veste la présence rassurante, bien que voyante, de ce qui semblait bien être une arme à feu. Le troisième jour, cependant, Tigrovich se sentit mieux et retrouva l’usage de ses yeux perçants. Le repos qu’il avait pris lui redonnant espoir, il accepta les quelques mets qu’on lui proposait. Puis prenant congé de ses hôtes, il se décida à accomplir, repu, les quelques mètres qui le séparaient, mais il l’ignorait, de son destin.

Il sortit et marcha devant lui. Les hommes en noir et gris lui emboîtèrent le pas. Il passa sans s’y arrêter devant une première église, évita soigneusement de seulement regarder la deuxième, qu’il laissa sur sa droite, et tourna le dos à la troisième. Les hommes en noir et gris échangèrent un regard et semblèrent attendre un ordre. Lequel ordre arriva, sans doute puisqu’à la troisième église, ils laissèrent le tigre, sans plus s’intéresser à lui. Tigrovich qui n’avait rien vu de leur manège marchait droit devant lui, au hasard, croyait-il. Et au hasard, crut-il, il prit sur sa droite une ruelle plus étroite, puis, attiré par le bruit et les couleurs, tourna à nouveau à droite sous une galerie dont les plafonds métalliques, ajourées par l’usure, semblaient parsemés, ce qui lui sembla bon signe, d’étoiles. Il avança au milieu d’autres étals, sans que les habitants de D., habitués qu’ils sont au négoce international, s’étonnent plus que cela de voir en leur souk un tigre à la démarche chaloupée. Continuant, il vint à passer sous un grand arc de triomphe, ce qui lui fit bomber le torse et accentuer sa cambrure. Il déboucha, enfin, sur une place blanche chauffée par le soleil, où se tenaient encore d’autres hommes en noir et gris, maintenant indifférents au tigre et tout attentifs à l’arrivée prochaine, mais incertaine, d’un monarque local, tandis qu’à leur côté des femmes et des hommes, tout de noir vêtus, discutaient le coup en persan.

Derrière les hommes en noir et gris, et les femmes et les hommes en noir, se dressait un grand bâtiment vert et doré dont la vocation cultuelle ne faisait guère de doute. « Ciel, se dit Tigrovich, encore une église. » Il s’apprêtait à passer son chemin, d’autant qu’une odeur de lion, reconnaissable entre toutes à qui a connu les ménageries de cirque, commençait à envahir la place, indisposant notre héros (les tigres ne goûtent guère les lions, pour des raisons zoologiques évidentes). Mais, avisant l’un des Persans en noir qui, l’on ne sait pourquoi, avait entrepris de se donner, non sans enthousiasme, des coups de fouet par séries de dix, il l’interrompit dans sa flagellation pour obtenir confirmation :

– This is a church, isn’t it ? lui demanda-t-il en arabe.
– No, sir, this a mosk, lui répondit l’autre en persan.

« Enfin », se dit le tigre soulagé de ne plus croiser d’église et de pouvoir, à défaut d’autres distractions ou signes du destin, visiter un monument d’intérêt touristique (de ses tournées mondaines, au temps de sa gloire, il avait gardé un goût prononcé pour l’architecture internationale), tout en s’éloignant des hommes en noir et gris, dont il avait enfin remarqué la désagréable présence et de l’odeur de lion, à présent insoutenable, qui régnait autour d’eux. Aussi, contournant la mosquée il en trouva l’entrée et se présenta à un guichet. Il ne lui fut pas nécessaire de se déchausser, car il avait depuis longtemps laissé sur les chemins les brodequins de cuir dont il avait fait l’acquisition à Beyrouth et il avançait pattes nues. Mais le gardien de l’entrée, zélé ou dépité peut-être de ne pouvoir recueillir quelque argent pour la garde des bottes (c’était un jour calme), eut un élan d’orthodoxie.

– Woman ? tenta-t-il.
– Tiger  répondit Tigrovich.
– Male ? s’obstina l’autre.
– Tiger, résista Tigrovich.

Un échange assez vif s’ensuivit qui ameuta quelques imams, un ou deux muftis de passages et divers badauds désœuvrés. Fallait-il, pour un tigre, exiger qu’il se couvre la tête avant d’entrer dans l’enceinte sacrée ? Le débat était vif et non dépourvu d’intérêt. Mais finalement le tigre s’agaça et sortit ses lunettes noires à monture rayées ; on jugea – il se faisait tard et déjà s’élevait l’appel à la prière – que cela ferait l’affaire. Pendant que les muftis, intéressés par le cas, prenaient quelques notes, le tigre entra enfin dans la grande mosquée de D. Le marbre blanc fit monter une douce fraîcheur sous ses pieds, comme des éclats de soleil rebondissaient d’une mosaïque à l’autre, sous les yeux et les lunettes noires émerveillés de Tigrovich.

Continuant sa visite, il entra dans une salle sombre dont le centre rougeoyait de lueurs : c’était la tombe d’un prophète. Or – quelle émotion ! – c’était le prophète Ali ! Le saint homonyme de son dompteur, ce qui assurément montrait que l’on était sur la bonne voie. Mais quelle voie ? Il aurait fallu pour le savoir connaître l’histoire d’Ali (le prophète) qui peut-être aurait un lien avec celle d’Ali (le dompteur). Avisant un homme en habit local qui, recroquevillé dans un coin de la pièce, dormait en boule pour échapper à la chaleur du matin, Tigrovich s’avisa de l’éveiller et de l’interroger. Il s’approcha et le secoua doucement, puis, comme l’autre ronflait toujours, un peu plus énergiquement. Enfin le local grogna, s’ébroua et leva un œil tout en baillant puissamment. Il se réveilla tout à fait, dépliant sa haute stature, et marmonna dans sa moustache :

– Couillon, je m’étais endormi.
– Couillon ? s’étrangla Tigrovich.
– Couillon, dit le musulman.
– Auguste ?? dit Tigrovich.
– Ah, te voilà, le drôle, dit le musulman, qui n’était pas un musulman mais Auguste.

Oui, Auguste, tel que nous l’avons laissé, écrasant une larme dans le village de P., sur le bassin d’A., près de la ville de B. et, plus tard, rappelant le tigre à ses devoirs ostréicoles, avec le maigre succès que l’on sait. Auguste le parâtre du tigre, l’homme revêche bien qu’amène qui avait nourri l’enfance et la jeunesse de Tigrovich, tigre, prince et artiste.

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

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