La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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J’aime rouler sur les Grands Boulevards…
| 04 Nov 2018

Aimer les trams. Tramways du passé, celui nommé Désir ou le “fatidique” de Claude Simon. Ceux qui ont eu leur âge d’or puis ont été bannis. Ceux qui n’ont jamais disparu. Et ceux qui ont ressurgi récemment. Des architectes roulants qui retracent la ville, de lents paysages à eux-seuls.

Remonter dans le tram, le T3 sur son trajet « petit a », au sud de Paris. Pour une promenade « Grands Boulevards », un trajet sur des sentiers battus, rebattus même par les usagers qui l’empruntent chaque jour. La porte de Vincennes s’évanouit lentement, entre les stations Alexandre David-Néel et Montempoivre, défilent des noms de maréchaux du premier Empire, Soult, Poniatowski… Sur ces larges voies, on se promène peu à pied, en vélo, en trottinette électrique ou à skate, les voitures restent bruyamment dominantes. Seul le sillon planté du tram permet une balade tranquille, en apesanteur. Je pourrais chanter « J’aime rouler sur les grands boulevards, il y a tant de choses… » Tant de télescopages entre de grands carrefours connus et des petites escales énigmatiques dont les dénominations ne disent rien.

Ces maréchaux, qui sait encore qui ils sont, eux qui balisent l’ancienne route militaire qui longeait l’enceinte Thiers du Paris défensif. Aujourd’hui ils sont les porte-drapeaux de la longue ceinture de logements sociaux de la périphérie. Au nord et à l’est, on retrouve les imperturbables HBM (Habitations bon marché) en briques rouges, de six étages, construites dans les années 20 et 30 du XXe siècle. Sur ce long ruban, alternent squares, lycées, petits stades, bar-tabac, pressings (la chemise est à 2,90  euros !), Allo-Pizza, hôtels, bazars, supérettes… Un karaoké d’enseignes, des logos de la Poste ou du Crédit mutuel bien connus, aux graphismes les plus chaotiques. Où suis-je ? Un peu partout en France, dans une typologie devenue générique. Mélancolique comme un dimanche de province, seuls les codes du mobilier urbain marron et les pancartes identifient Paris.

La porte Dorée vient aérer ce continuum monotone. Elle attrape tout l’or de la lumière automnale. Doit-elle son nom à la contraction de « porte de l’orée du bois », elle qui aujourd’hui mène vers le bois de Vincennes ? Elle fut le symbole de la France impériale des années 30. S’y dresse le palais de la porte Dorée, construit pour l’exposition internationale de 1931, d’abord Musée des colonies dédié « à la France colonisatrice et civilisatrice ». En 2007, il devient, repenti, le Musée national de l’histoire de l’immigration. L’architecture fin Art déco d’Albert Laprade a été bien réinventée par l’atelier Construire de Patrick Bouchain et Loïc Julienne. Cette porte harmonieuse clapote sous le signe plus léger de l’eau, avec l’aquarium tropical resté au musée, sa fontaine où trône la statue dorée d’Athéna, le café des Cascades.

Quiétude brusquement interrompue par une passagère qui crie dans son portable, expliquant à qui ne veut pas l’entendre qu’elle est dans le tram, qu’elle va vers la Défense, que d’habitude elle prend la ligne 1 de métro, qu’elle essaye le tram, on n’y comprend rien… Non, le tram n’a pas calmé les exhibitionnistes intempestifs qui transforme le wagon en leur maison ou bureau personnels.

À partir de la porte de Charenton, de la station Baron Le Roy (ce baron, c’est Pierre Le Roy de Boiseaumarié, créateur du système français des AOC, nous ne sommes pas loin de Bercy), grande rupture. Le grand paysage parisien post-industriel du sud se déploie largement. Avec de longues percées sur un fleuve de rails, le périph, la Seine, des cheminées… Avenue de France, toute la Zac Paris Rive Gauche du XIIIe, coordonnée par l’architecte Christian de Portzamparc, fait irruption. La bibliothèque François Mitterrand de Dominique Perrault est un symbole mordoré bien visible au loin. Il domine le kaléidoscope dense de bâtiments contemporains, aux façades vertes, dorées, blanches, en bois ou en alu, reflétant une myriades de concepteurs. Ce surgissement n’est pas un chaos, c’est une organisation bien ordonnée en ilots ouverts. Un design sans âme pour certains ? Ou Paris qui sort enfin de son formol passéiste ? Léo Malet y retrouverait-il ses petits ? Lui qui dans Brouillard au pont de Tolbiac décrivait ce « sale quartier, un foutu coin,la sinistre rue Watt… » Il balançait les rues menteuses, celle des Cinq-Diamants où « il n’y a pas de diamants ». Aujourd’hui, les nouveaux tracés se nomment Jacques Lacan, René Goscinny, Françoise Dolto… Que jacterait Nestor Burma? Que « ça a bien changé depuis mon temps, on dirait qu’ça s’est amélioré, les taudis insalubres ont été démolis… Mais ça pue trop les nantis, la froideur… » La gouaille des marchands de rues est remplacée par la novlangue des hispters.

À l’angle de la rue Bruneseau et du boulevard du Général Jean-Simon,s’élèveront peut-être, en 2020, les deux tours de Duo, de 175 m et de 115 m, projet confié à l’architecte Jean Nouvel. 

Porte de Choisy

Porte de Choisy

À Maryse Bastié, le tram, encaissé, révèle encore un vieux tissu urbain de petites maisons, d’arbres… Avant que ne s’imposent en enfilade trois grandes portes : Ivry, Choisy, Italie. Là, nous roulons sur les anciennes fortifs sauvages, la zone où se logeaient les plus pauvres, les zoniers, les chiffonniers saisis par Eugène Adget en 1913. Vers Ivry, les nouveaux « zoniers » habitent les quartiers Oudiné et Bédier qui sont en plein réaménagement-désenclavement. La porte d’Italie, qui était le départ de la route nationale 7 vers Rome, côtoie aujourd’hui la Chine à Paris. À la lisière de Choisy, jaillissent les tours du centre commercial Massena. En 2020,la station devrait être en correspondance avec la ligne de tramway T9 vers Orly-Ville. Trois sites, aux mêmes configurations, où il est difficile de flâner, les coutures ne sont pas encore visibles avec les villes de banlieues desservies. Car sur ces pôles d’échanges, le mot clé c’est l’« intermodalité ». On se presse, se transporte, se déporte, par flots, des métros et des bus, au tram.

Quand on arrive à la poterne des Peupliers, là ou la Bièvre pénétrait dans Paris avant son enfouissement, là où la poterne est l’un des derniers vestiges des fortifications de Thiers, et les peupliers un nom de rue, on domine un havre de verdures en friche, avec street art. Un ancien site délaissé devrait accueillir un des projets « Réinventer Paris » lancé par la mairie. Sur ce résidu foncier, c’est la proposition Node, de Vincent Parreira, Antonio Virga et Patrick Blanc pour la Compagnie de Phalsbourg, qui a été retenue. Elle prévoit de coupler « une plateforme logistique urbaine » à un funérarium. Une cohabitation atypique, qui verra le jour si les riverains ne s’y opposent pas.

À l'approche du stade Charléty

À l’approche du stade Charléty

À Charléty, le stade reconçu par Henri et Bruno Gaudin en 1994 garde beaucoup de grâce et d’envol, il enrobe toute la station. Beau joueur, ce temple du sport amateur affiche « À nous les Jeux !».

À partir de là, commence un autre voyage. Chaque station a une identité très marquée. Explosion d’architectures remarquables, locales ou modernistes, avec les quarante maisons de pays de la Cité internationale dont celle du Maroc et de l’Argentine frôlées par le tram. Coquette gare du RER B de 1937. Le grand parc Montsouris, dessiné et réalisé par Alphand, offre une immense folie de verdure, 16 hectares avec 1400 arbres et un lac : son nom serait une déformation de Moquesouris, quand les moulins sur ces terrains attiraient les rongeurs.

Cité internationale, gare du RER B

Cité internationale, gare du RER B

La porte d’Orléans, une des plus grandes et célèbres entrées de la capitale, embarque vers tous les Sud. Cet énorme échangeur, lui aussi intermodal, mène assez facilement à Montrouge. À l’arrêt Jean Moulin, flotte l’image et l’écharpe du résistant gravée sur l’arrêt en verre. À Didot, qui voisine avec Malakoff, hommage à la famille Didot, imprimeurs, éditeurs et typographes français. La porte de Vanves ne dessert pas Vanves… Glisser vers Brassens, nouveau passage serein, où le chanteur-poète habita, au numéro 42, de la villa Santos-Dumont. Dans cet ancien hameau de Vaugirard, les vignes puis les jardins maraîchers ont cédé la place au parc Brassens. Le serin cini n’y chante pas Gare au gorille.

La porte de Versailles a perdu son histoire, elle est toute mangée par le Parc des expositions. Huit halls sur 220 000 m2, on a mal aux pieds en repensant aux nombreux salons arpentés. Au nom du commerce, cette esplanade est accueillante et équipée. Plus loin le Palais des sports. Et ne devrait-on pas y voir déjà pousser la fameuse tour Triangle pyramidale de 43 étages, haute de 180 mètres des excellents architectes suisses Herzog et De Meuron ? Avec un hôtel 4 étoiles, un sky bar, 2 200 m2 d’espace de coworking et un équipement culturel de 540 m2. La grande hauteur n’est pas bienvenue à Paris. Combattu par les riverains et l’opposition municipale, ce projet est contesté, rejeté, validé, puis recontesté. La première pierre de la tour sera-t-elle posée avant 2020, pour une ouverture avant les Jeux olympiques en 2024 ? Car le tram sera un agent de liaison, il attend à la fois les Jeux, mais aussi le Grand Paris Express, dont le tronçon entre Boulogne-Billancourt et Noisy-Champs, a déjà annoncé son retard, vers 2025.

Balard

Balard

Se profile Balard. Là, totale domination d’un bâtiment, celui du ministère des Armées, l’Hexagone, un ensemble de 420 000 m2 livré par Nicolas Michelin en 2015. Sa toiture principale rappellerait la voilure d’un avion furtif. On ne peut pas s’attendre là à une halte engageante. Partout, le long des murs du ministère, des avertissements « Défense de photographier, lieu sécurisé ». Cela impacte ce no man’s land tertiaire de luxe, qui pourrait se nommer Glacière.

Pont de Garigliano

Et en face ? C’est le campus Altice, groupe multi-medias de Patrick Drahi. Quatre bâtiments de bureaux en forme de monolithes métallisés et vitrés, tel un gigantesque origami. SFR, Libération, l’Express, BFM, RMC… y sont installés. France Télévisions s’élève au terminus du tram, au pont du Garigliano, au moins là, il y a l’échappée de la Seine. Cet ensemble est devenu le quartier des médias, sur de nouveaux grands boulevards militaires, du Victor au général Martial Valin. Chaque titre ou marque y est bien cloisonné, sans petits bistrots du coin pour les palabres. Tous les journalistes à la cantine ! La presse n’anime plus les rues, comme dans la république du Croissant, entre Réaumur et Opéra. Et tram et métro pourront-ils transporter ces bataillons de l’armée et de communicants décentralisés? L’ancien chef cuisinier de l’Élysée, Éric Duquenne, a bien compris ce nouveau désert chic, il a ouvert le restaurant Aux 3 Présidents. On est bien loin de Vincennes, le tram, au fil de fragments de ville, fait un sacré grand écart entre le Bel Air de Paris-sud-est et ce glacis de Paris-ouest.

Anne-Marie Fèvre
Un tramway renommé Désir

Voir les photos de
Gilles Walusinski

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