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Ukraine-Pologne : dans la ville électrique
| 23 Juin 2016

Quand je suis arrivée au Petit Plat, il était 16h05 et Marco n’était pas encore là. Un grand roux d’un mètre quatre-vingt-dix à Marseille, même sur une terrasse bondée, je ne l’aurais pas manqué. Je me suis frayé un chemin entre les tables. Pas une de libre. Je souriais intérieurement d’avoir relevé le défi de l’heure exacte ou presque.

Le stade était au bout de l’avenue, à dix minutes à pied. Sur la terrasse du restaurant plein à craquer, j’ai réussi à trouver deux chaises libres à côté de supporteurs en rouge que j’ai pris pour des polonais : No, albanese, ils m’ont répondu. Nous partagerions la même table et Marco allait être furax.

Les Albanais étaient là pour la semaine. Eurofoot is great, ils m’ont dit, pouces levés. On a parlé un moment, bien fort pour s’entendre car ça criait, ça chantait de tous les côtés et le bar avait sorti sa sono qui crachait de la soupe pseudo-techno. Les deux Albanais étaient plus jolis que des Italiens. On a parlé encore jusqu’à épuiser notre vocabulaire international. Et puis on a regardé nos verres et nos mains. J’ai croisé les jambes, ils ont souri, ils appréciaient. Si Marco arrivait maintenant, ça m’éviterait d’aller plus loin, je me sais beaucoup trop gourmande quand ces regards-là me frôlent. Sur mon portable, j’ai vu l’heure, 16 heures 27 et pas de Marco. J’ai envoyé un message qui est resté sans réponse.

La ville, toujours au bord de l’implosion, était ce soir-là particulièrement à cran. Les Albanais avaient entendu dire que dans l’après-midi, des supporteurs polonais avaient défilé derrière une banderole Defenders of European culture. Des gens qui te donnent envie d’exil à la plage et de feux de camp à la guitare. Nos prochains fouteurs de merde politique ?

Les Albanais s’étaient mis à chanter. Ils voulaient me faire entendre leur hymne national. Ils descendaient leurs verres de mousse plus vite que passait le temps. J’ai appelé Marco plusieurs fois mais il était sur répondeur. Mes deux albanais se tenaient par le cou. Le bras en l’air, ils chantaient des Oh Ohoh Oh Oh.

À cause du business, je n’ai jamais pu quitter Marseille, la ville poubelle. À l’année, ça pue la sueur, le gras et l’alcool vomi. La poussière et la chaleur collent. C’est une friperie géante sous un ciel bleu extravagant été comme hiver, et qui se marre, pauvres prêcheurs, qui se marre !

L’un des deux albanais posa son verre de bière en plastique sur la table ronde du bar, juste au dessus de mon genou d’été. Il souriait et ses yeux espagnols dansaient dans les miens. Enhardie par mon sourire welcome in France, il a passé son bras bien dessiné sur mes épaules. My name is Armand, il m’a dit. Le coton de mon T-shirt frissonna. Comment lui dire qu’Armand, c’était presque “amant”, en français ? De beaux matches linguistiques s’annonçaient. J’allais oublier Marco, nos affaires chelous, j’allais oublier toute l’Ukraine et toute la Pologne, quand du bout de la terrasse s’élevèrent des cris. Derrière nous, des hommes ont enfilé une cagoule blanche avec un dessin de tête de mort. Ils ont mis des poings américains. 

L’Albanais à la fossette s’est levé d’un bond pour disparaître aussitôt dans la boule humaine qui s’était formée, à peine visible sous un gros nuage de poussière et de fumigènes. Mon Armand aux yeux vert olive hésita un instant. Le bras toujours autour de mes épaules, il articula un sorry-r-roulés. Il a extrait de la poche arrière de son jean une carte blanche qu’il a déposée dans ma main d’un geste nerveux et précipité. Et il a disparu à son tour. Il avait oublié sa cape de supporter sur la chaise et sa perruque de clown. Instinctivement, j’ai tout fourré dans ma grande besace et je me suis mise à courir, moi aussi, mais en sens inverse de la bagarre, pour me mettre à l’abri dans le Body Minute.

Derrière la vitrine, on voyait passer les lacrymo. Chaos total. Les yeux piquaient.

Les premières sirènes de police s’approchaient, j’ai repensé à Marco. Toujours aucun message ni aucun appel sur mon portable. J’étais inquiète.

Mais tout à coup, je l’ai vu. Il était là, pas dans son jean-chemise habituel mais dans un costume de CRS, matraque au poing. Il tenait un type en short et t-shirt rouge avec Cracovia marqué dans le dos. Marco le rouait de coups. Sa mâchoire était serrée, ses yeux comme du fer. J’ai cru un moment que j’avais confondu, car moi, Marco, je le connaissais comme le meilleur de nos convoyeurs.

Pourtant, c’était bien son visage derrière la vitrine, en gros plan : ses sourcils roux, ses yeux gris pâle, sa peau criblée de tâche de rousseur, ses lèvres fines. Il m’a vue lui aussi et a détourné le regard. Marco, CRS ? Marco à qui le Boss filait plus de cinq mille euros par mois pour apporter les sacs jusqu’à l’aéroport dans l’Audi aux vitres teintées ? Marco, celui qui connaît toutes nos planques et toutes nos combines et mon corps, aussi, par cœur : CRS ?

J’arrivais pas à comprendre si c’était un infiltré ou un ripoux. Et puis d’habitude, les CRS, ils s’occupent pas des affaires de drogues. J’avais la tête à l’envers, les neurones scotchés.

D’autres policiers casqués ont accouru, aussitôt rejoints par des hommes en civil. Ils ont jeté le Polonais dans une voiture de police et le calme est revenu aussi vite que la situation avait dégénéré. On est tous ressorti du magasin. J’ai vu revenir Marco du bout de la rue, flanqué de deux types avec de beaux brassards orange : “police” écrit en grosses lettres noires bien lisibles. Marco a fait signe dans ma direction. Les deux types se sont mis à courir. Moi aussi.

Heureusement je la connais cette poubelle de ville, comme ma poche. J’ai zigzagué dans les rues autour du Prado mais je voyais les deux types toujours derrière moi. Quelle bonne idée j’avais eu de me chausser de plat.

Et puis, je me suis souvenue d’Armand et de son cadeau. Je me suis glissée dans une ruelle étroite. Le haut des immeubles anciens se rejoignait et l’ombre était épaisse. En un clin d’œil, j’ai enfilé cape et perruque. J’avais du rouge dans mon sac, je me suis dessiné un petit drapeau rudimentaire, vite fait bien fait, sur chaque joue et j’ai rejoint la masse des supporters polonais Boulevard Michelet.

J’ai pas osé t’appeler depuis mon portable. J’en ai volé un dans le sac d’une Ukrainienne en jaune et je t’appelle, Lionel, pour que tu me trouves vite fait un billet sans retour pour où tu veux. Tirana, ce serait parfait, j’ai l’adresse d’Armand. Je t’en supplie, Lionel, trouve-moi vite fait un billet aller pour Tirana. Faut que je me fasse oublier. Marco, il a bien failli me piéger. Et s’il-te-plait, viens me chercher, je t’attends, dans une heure devant la grille du parc Longchamp. Lionel, fais vite, ils vont pas tarder à me retrouver.

Anne Bourrel 

Anne Bourrel vit et travaille en Languedoc-Roussillon. Elle est l’auteur de romans, de poésies et de textes scéniques. Elle a notamment publié à La manufacture de livres Gran Madam’s (2015), repris en Pocket, et L’Invention de la neige (2016).

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