“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Le désaccord est bien plus passionnant que le consensus quand il vous oppose à un esprit exigeant, ouvert et affuté. C’est à un tel débat, jamais réglé, que je dois la chronique de ce jour.
Mon interlocuteur, appelons-le Y., se présente comme libéral, au sens vrai et étymologique du terme : celui pour lequel la valeur de liberté est essentielle – bien au-delà de l’économie, mais en l’incluant. Il s’agit ici d’un positionnement philosophique personnel, extensif et réfléchi, et non de bigoterie néo-libérale (laquelle à mon sens ne nécessite pas une implication neurale excessive). C’est ce qui rend l’échange intéressant.
Nous devisions santé. Y. m’explique qu’à son sens, il devrait – comme chacun d’entre nous – être libre de choisir entièrement son système de couverture santé, y compris la possibilité de n’en avoir aucun. Dans son esprit ceci ne se limite pas aux mutuelles complémentaires mais bien à l’assurance maladie elle-même : vivre sans sécurité sociale, ou en misant sur une assurance santé totalement privée, devrait être à ses yeux un droit inaliénable.
Comme je lui objectais le système de santé américain et ses dysfonctionnements, Y. ajouta que, dans une démocratie sociale et libérale avancée telle que la nôtre, le droit à une couverture santé devrait être non seulement garanti mais même inscrit dans la constitution, la valeur de liberté n’ayant pas a priori de raison d’être en conflit avec l’idéal de fraternité. Y. promouvait donc à la fois le droit universel à l’assurance maladie, la liberté d’en choisir les modalités, et celle de s’en passer.
Interrompus, nous en restâmes là ; mais je me suis interrogé depuis sur ce que pourrait donner, traduite dans le réel, la proposition de Y. Peut-on, au moins en théorie, accommoder l’idéal de liberté avec celui de fraternité ? Et qu’en serait-il alors de notre troisième valeur, l’égalité ? Peut-on modéliser cela, même de manière schématique et qualitative ? Décrire les contours de cette idée en termes plus concrets permettrait alors au jugement politique et moral de s’exercer.
Voici donc une tentative “jouet”, extrêmement schématique, de modélisation du monde de Y. Ce qui importe ici n’est pas l’acuité du modèle (pour le moins sujette à caution) mais la démarche qu’il entend illustrer.
Dans cette société supposée, un certain nombre d’organismes concurrents prennent chacun en charge l’intégralité des missions actuellement dévolues à la sécurité sociale et aux mutuelles, permettant à un usager de confier à l’une ou l’autre son assurance maladie, en échange bien entendu de cotisations. Ces acteurs sont privés pour la plupart, mais on peut aussi supposer qu’un organisme public – notre bonne vieille Sécu – intervient.
Pour nous simplifier la vie nous supposerons que les organismes privés en question sont des compagnies d’assurance fonctionnant selon les règles courantes. Chacune est donc libre de choisir ses adhérents, de leur proposer un tarif personnalisé en fonction du risque qu’ils représentent, voire de résilier leur contrat à échéance. L’adhérent peut, de son côté, librement résilier son contrat et faire jouer la concurrence.
Dans ce contexte, inscrire dans la loi fondamentale, comme le propose Y., un droit universel à la couverture santé impose le maintien d’un opérateur de service public : en effet, si l’on ne peut (au nom de la liberté de contrat) imposer à une société privée d’accepter ou de conserver un adhérent, alors il faut un assureur de dernier recours qui, lui, ait l’obligation d’accepter tout le monde, à un prix abordable qui plus est. C’est notre bonne vieille Sécu qui s’y collera ; nous supposerons également qu’elle obéit aux mêmes règles qu’actuellement. Les cotisations d’un adhérent n’y dépendent donc que de ses ressources, et les prestations offertes sont les mêmes pour tout le monde.
Que va-t-il se passer ? Chaque assureur privé a intérêt à choisir les “bons” risques tout en élargissant sa clientèle pour mutualiser ses coûts fixes. L’idéal est de cibler le public jeune, en bonne santé, sans conduite à risque, et solvable. La concurrence sur ce créneau sera cependant sévère, d’autant plus qu’une fraction de cette population ne verra pas l’intérêt de cotiser chez qui que ce soit : le jeune cadre en bonne santé qui ne met jamais les pieds chez un médecin ou un dentiste, et la minorité très aisée qui peut s’offrir des soins haut de gamme sur ses propres deniers.
Il est bien clair en revanche que les “mauvais” risques – vieillesse, pauvreté, affection longue durée – sont à fuir pour tout assureur privé. Il serait économiquement rationnel qu’une compagnie qui vous a assuré(e) entre vos 18 et vos 55 ans vous résilie purement et simplement à cet âge auquel vos problèmes de santé peuvent devenir notables malgré vos mœurs vertueuses. Il existe cependant un frein à cette pratique : si elle est trop fréquente, un potentiel cotisant rentable préfèrera mettre lui-même de côté de quoi se soigner plus tard, plutôt que risquer une telle trahison. On peut donc penser que des garanties vous soient offertes pour le futur si vous faites partie des bons risques. Mais personne ne vous établira de bon gré un contrat si vous avez une maladie chronique.
Si tel est votre cas, ou si vous n’avez pas les moyens de vous payer une assurance privée, vous aurez en revanche toujours la possibilité de cotiser à la Sécu. Cette dernière héritera ainsi d’une population importante de personnes âgées, à faibles revenus ou de santé fragile. Le principe d’égalité de traitement (les cotisations ne dépendant que des ressources) appliqué par la sécurité sociale fera monter les cotisations – ou baisser les prestations – de ses adhérents à faible risque pour compenser les coûts imputables aux populations à risque ; cela devrait provoquer une fuite vers le privé de ceux qui ont le choix et les moyens.
La Sécu dispose néanmoins d’un avantage conséquent dans la mesure où elle est dispensée de deux charges essentielles auxquelles les sociétés privées doivent faire face : payer l’impôt sur les sociétés et rémunérer leurs actionnaires, ce qui implique la génération d’une marge. À l’inverse, la sécurité sociale bénéficie du reversement par l’État d’un certain nombre de taxes. Cette différence de traitement sera répercutée sur les adhérents du privé via des cotisations plus élevées ou une baisse des prestations, ce qui peut rendre la Sécu plus compétitive toutes choses égales par ailleurs.
Lequel de ces facteurs opposés l’emportera ? Il est inutile d’essayer de le déterminer dans un modèle aussi simpliste et qualitatif. On peut cependant prédire que tout mouvement des cotisants “rentables” vers la Sécu ou vers le privé s’amplifiera de lui-même puisqu’il renforcera sa propre cause. À l’équilibre, il n’y a dès lors que deux scénarios possibles.
Dans le premier la Sécu reste plus compétitive que le privé pour notre cotisant à faible risque, et les autres acteurs (sauf peut-être pour le très haut de gamme) se retireront progressivement du marché : le jeu, pour eux, n’en vaut tout simplement pas la chandelle. La sécurité sociale reste à peu prés seule en lice, mais l’adhésion n’y est plus obligatoire. L’idéal d’égalité est à peu près honoré (votre état de santé n’étant pas pris en compte pour vos cotisations) ; l’idéal de fraternité y perd (les populations en bonne santé participent à la prise en charge des autres, mais certains se retirent du jeu) ; et l’idéal de liberté n’y gagne pas beaucoup (faute de concurrence, c’est la Sécu ou rien pour la plupart des gens).
Dans le deuxième scénario, le privé se révèle plus avantageux pour la majorité bien portante. À l’équilibre, un certain nombre d’opérateurs privés offrent des prestations standard à un public jeune en bonne santé et des prestations haut de gamme à un public aisé. La Sécu, elle, supporte seule les coûts associés à la santé des vieux, des pauvres et des malades chroniques, ce qui implique des cotisations plus lourdes ou des prestations moins élevées qu’aujourd’hui. Dans ce cas l’idéal de liberté est honoré, mais l’idéal d’égalité s’en sort très mal (votre état de santé influence vos cotisations, vos ressources dictent la qualité de vos soins) et l’idéal de fraternité ne s’en trouve guère mieux (vous avez certes droit à une couverture santé, mais sa qualité laissera à désirer et personne ne vous aidera).
Un troisième scénario m’est suggéré par Y. : les acteurs privés pourraient être soumis à la réglementation dans le cadre d’une délégation de service public. Dans cette hypothèse, ils sont eux aussi obligés d’accepter des adhérents à risque et d’assurer une péréquation des tarifs. On suppose qu’en échange ils bénéficient de dégrèvements fiscaux – faute de quoi leur handicap de départ serait bien trop lourd. Ce qui n’est en revanche pas négociable, c’est l’obligation de générer une marge pour rémunérer les investisseurs. Dans ce cas, un acteur privé ne pourra prospérer que s’il optimise son fonctionnement au point d’offrir au moins les mêmes prestations et tarifs que la Sécu pour un coût plus faible, le résidu constituant sa marge. Si cela se produit, cela forcera la Sécu à se réformer et adopter un fonctionnement moins coûteux, pour le bénéfice de tous ; mais sitôt fait, cette dernière bénéficiera à nouveau d’un avantage durable et pourra se retrouver seule en lice, sauf nouvelle dérive de ses coûts et ré-émergence d’une concurrence privée. Dans ce scénario nos trois idéaux sont à peu près honorés, mais pas de manière permanente.
Tout ceci, rappelons-le, n’est guère qu’un jeu de l’esprit ; mais il n’est pas sans rappeler les théorèmes d’impossibilité, tel celui d’Arrow concernant le choix démocratique, que nous avons déjà évoqués. Serait-il mathématiquement impossible d’imaginer un système de santé (et plus généralement un système social) qui honore de manière permanente nos trois idéaux républicains ?
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
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