Parfois, il est bon de se surprendre soi-même. En acceptant de regarder un match de foot, par exemple. Jusqu’au bout. Et d’en faire une chronique. L’Homme-de-la-maison a validé ma présence sur le canapé. Une seule condition : ne pas poser les deux questions dont je suis coutumière, c’est qui contre qui ? et qui c’est qui gagne ? sans en écouter les réponses.
Va pour France-Albanie. Préparation du plateau télé, chiffonnade de Parme, roquette, tomates cerises, fromages. L’Homme ouvre une bouteille de Rioja en l’honneur de mon exceptionnelle présence à ses côtés pour ce genre d’événement.
Je n’ai pas poussé l’investissement personnel jusqu’à acquérir le kit du supporter, aimablement proposé par le Relay près de chez moi, perruque tricolore, trucs qui font pouët, peintures de guerre, mais le cœur y est. Motivée.
Ces grands rites sportifs, collectifs, médiatiques, publicitaires et carrément commerciaux me fascinent et m’exaspèrent. Je sais, il nous faut nos Ben Hur, nos Achille, nos Robin des Bois. Il nous faut des sujets d’enthousiasme consensuel, des sujets d’oubli d’une actualité terrible, un Léthé collectif, et tout ce qui peut nous bricoler un semblant de lien social passablement amoché. Alors foot. Bon. Mettons.
Le rite. Nous voici en pleine célébration, laïque et populaire, avec sa rhétorique, ses gestes, ses incantations, ses premiers rôles, ses seconds rôles prometteurs, ses figurants.
Échauffement, préliminaires avec commentaires d’avant-match par les présentateurs-grands prêtres, sérieux, concernés-impliqués, costumés cravatés de sombre. On sait tout, composition des équipes, petites ou grandes blessures, moral de troupes, analyse de la défense albanaise. La tension monte. Match décisif, qu’ils disent.
L’Homme me sert un verre de Rioja. Je me dis que France-Albanie, quand même, ça fait presque pitié, tout ce décorum pour massacrer une équipe comme ça. Mouche et bazooka. Pas la peine de s’exciter autant. Si on ne gagne pas, franchement, j’arrête le Rioja.
Les caméras explorent les gradins, supporters en transe, déguisements créatifs, perruques de clown (j’ai bien fait de m’abstenir, je suis certaine que ça ne me va pas), jolies filles aux visages tricolores, fanions, banderoles, olas. On participe. On vit le truc. On est dans le game.
Hurlements. Les gladiateurs arrivent sur la pelouse du stade Vélodrome. Des blancs et des bleus, comme le baby-foot de mon enfance. Encore du rite. Presque aussi intangible que celui d’un pardon en Bretagne, longue procession dans les bruyères et les ajoncs derrière une statue de la Vierge hissée sur tréteaux, en chantant Mariiiiiiie Etoiiiiileuuuu de la Mer. (Désolée, je viens de relire Pêcheur d’Islande).
Moment d’émotion où les héros en maillot lycra et grandes chaussettes vont nous prouver qu’ils ne font pas que naviguer entre les rubriques people et faits divers des médias, entre deux entraînements, un œil sur les tarifs du mercato, l’autre sur les chutes de reins des top models.
Non, ce sont aussi des pères, ou futurs pères, des grands frères attentifs, qui entrent dans l’arène en tenant par la main une brochette de gamins en maillots. C’est gentil, ça marche, le truc de la transmission, de l’intergénérationnel. Toujours du rite. On se serre les mains, et on balance les hymnes. Ça chante, un peu, beaucoup ou pas du tout, l’air concentré. La foule hurle la Marseillaise, le jour de gloire est arrivé. Frissons. C’est aussi l’occasion de découvrir l’hymne albanais, que je n’aurai peut-être pas l’occasion de réentendre avant longtemps. Applaudissements pour le couple de policiers assassiné. Que dire ?
Et ça court, et ça joue, ça s’accroche, ça dribble, ça tacle, corner, carton jaune à droite à gauche, ça commente, dégagements, occasions de buts, impressionnante roulette de Coman, Evra blessé, gros plan sur son visage souffrant, c’est du live, coup franc raté, zoom sur le regard anxieux de Didier Deschamps et de son homologue albanais qui s’énervent en bord de terrain. L’Homme dit que les Bleus dominent techniquement. Et que Dimitri Payet est au top. Match nul pour le moment. Pas concluant, les Albanais sont coriaces, je révise mon jugement.
Entracte. Mi-temps. Pub. On coupe le son. La testostérone à l’honneur, comme d’habitude, rasoirs qui coupent au douzième passage les poils que les onze fois précédentes n’ont pas réussi à éradiquer, déodorants pour trois jours (on frémit), beautés blondes aux yeux turquoise qui rehaussent tout de suite l’attractivité des voitures proposées, pneus, triple cheese burger, eau de toilette, meubles en kit. On adore.
La bouteille de Rioja a nettement diminué, on est bien sur ce canapé. Et ça reprend. Chapitre deux. Pogba a remplacé Martial. Lloris a failli prendre un but, merci le poteau. Pogba a failli marquer, la reprise s’annonce nerveuse. Carton jaune pour un Albanais un tantinet brutal. C’est compliqué, répètent les commentateurs. L’Homme trouve que ça manque de coordination, tout ça. Griezmann remplace Coman. Ça va tout changer. Encore une tête de Giroud sur le poteau. Misère ! Gignac remplace Giroud. Le “mur blanc” est infranchissable. L’Homme s’énerve. Carton jaune pour Kanté. Et buuuuuuuuuuuuuuuuuut. Griezmann à la 90ème minute. Action revue au ralenti 17 fois, ça y est, on a compris le geste technique. Joli. Et encore buuuuuuuuuuuuuuuuuuuut. Payet, à la dernière minute additionnelle. My god, quel stress !
Ça y est. Ils ont gagné. On a gagné, donc. Liesse, Marseillaise, drapeaux, alléluias, glorias… Émotion, communion, vibration. Orgasme. On est qualifié.
Interview à chaud de Didier Deschamps. On n’entend rien, mais on sait ce qu’il dit.
Mission accomplie, j’ai tenu jusqu’au bout. Le Rioja est plié. Excellent, d’ailleurs. Relecture et envoi de cette chronique au taulier du site internet qui a eu cette f…ing bonne idée. Retour au vestiaire et aux douches, enfin à la cuisine, débarrasser le plateau et lancer le lave-vaisselle. Franchement, je vais vous dire, ce match, quel concentré d’adrénaline en cinq minutes ! Allez, c’est quand, le prochain ?
Gaëlle Josse
Gaëlle Josse est l’auteur de Les Heures silencieuses (Autrement, 2011), Noces de Neige (Autrement, 2013) et Nos vies désaccordées (Autrement, 2012) qui a reçu le Prix Alain-Fournier et le Prix national de l’Audiolecture. Le Dernier gardien d’Ellis Island (Notabilia, 2014) est traduit en dix langues et a reçu le European Union Prize for Literature. L’Ombre de nos nuits (Notabilia, 2016) vient de recevoir le Prix France Bleu-Page des Libraires.
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