Un match de foot… et alors ? Qui s’en soucie ? L’humanité n’est-elle pas qu’une légion d’âmes mortelles qui s’obstinent à laisser leur empreinte légère sur cette toile qu’on appelle la Vie ? En tant qu’écrivain, j’essaie de gagner ma place dans l’Histoire en imaginant des récits qui seront (avec un peu de chance) lus et relus dans les années à venir ; de toucher autant d’âmes que possible en laissant derrière moi des livres, dans l’espoir (vain) qu’ils me survivent et ne périssent jamais. Je tente d’atteindre les étoiles – l’Éternel. Or l’athlète en sueur, de son côté, ne cherche qu’à conquérir l’Instant – le Maintenant. Un match de foot n’est en rien l’Éternité, il possède son moment et son lieu, il se produit dans le présent ; telles sont à la fois la magie et la malédiction du sport. L’Éternité est paisible, l’Instant est un tourbillon de suspense et d’émotions. Le bon athlète perd rarement un match, mais le Grand athlète ne connaît pas la défaite – son esprit est au-dessus de ça. La différence entre le bon et le Grand est incommensurable. Dans cet Euro 2016, l’équipe d’Islande possède un esprit, un cœur et une âme. Les joueurs ne sont pas que bons, ils sont véritablement Grands. Une équipe de frères. Alors que j’écris cette introduction, le match entre l’Islande et la France n’a pas encore commencé. L’Instant n’est pas encore là. Mais “Nos Gars”, comme on appelle l’équipe nationale en Islande, ont déjà gagné. Qu’ils l’emportent ou pas n’a aucune importance. L’incroyable honneur de jouer pour une place en demi-finale est plus que suffisant – un rêve fou devenu réalité. Ils ne seront pas vaincus. Ils perdront, peut-être, mais dans nos cœurs ils sont vainqueurs, ils ont déjà gagné – et nous sommes fiers d’eux.
Jusqu’à présent, nous avons vécu une aventure, le conte de fées de Cendrillon. Où et quand prendra-t-il fin ? La (toujours si petite) nation islandaise en perd son sang-froid, sa raison – sa tête. L’atmosphère est irrésistible, nous sommes au bord de la folie furieuse. Partout, tout le monde ne parle que de l’équipe, ne pense qu’au match – ou même s’y rend, quel qu’en soit le prix. Tout pour ce précieux Instant – “Oui, mes chers petits-enfants, j’y étais !” Vends la voiture, vends la maison, vends les enfants – Paris, me voici ! La folie collective à son paroxysme, et tout ça pour un match de football. L’artiste en moi reste perplexe. Il n’y a pas d’art là-dedans, rien de supérieur – pas de gloire Éternelle. Tout ça pour quatre-vingt-dix minutes de match et de stressante effervescence ? Oui, et je m’y suis laissé prendre. Quelle impatience ! Ce match, c’est Noël, j’ai de nouveau six ans et je veux mes cadeaux TOUT-DE-SUITE ! Et ils ont intérêt à valoir le coup ! Non, en fait je suis calme – presque (même pas en rêve). Quoiqu’en secret, j’aimerais que les gens s’enthousiasment autant pour les livres et les histoires, la littérature et l’art (c’est ça, rêve toujours, mon petit écrivain !).
L’heure est venue. Les Vikings montent sur scène, dans le monumental Colisée. On ne parle pas de Vikings pilleurs et meurtriers mais d’une armée bien entraînée d’Immortels – de batailleurs Dieux païens du XXIème siècle. Ou peut-être seulement de onze jeunes gars pleins de santé, robustes et fiers – sans peur et ready to rock ! Les Français ne sont pas des boy-scouts non plus, ce sont de rudes adversaires, presque impossibles à battre sur leurs Terres, entourés de leurs supporters. Il y a environ huit mille Islandais au Stade de France – un océan bleu tonitruant et fier. Écoutez-les rugir ! (pas maintenant, tandis que vous lisez ces lignes. L’Instant est passé, il ne reviendra plus jamais – mais bon sang, comme ils ont rugi – alors). En Islande, entre trente et quarante mille fans se sont rassemblés dans le centre de Reykjavik, 10% de toute la nation, qui applaudissent comme un seul guerrier berserk.
Que le match commence ! Que l’Instant prenne le pouvoir. L’Éternité peut attendre !
La puissante France est sous pression (comme dans la chanson de Queen). L’Islande n’a rien à perdre, tout à gagner – elle s’est déjà couverte de gloire. Le Lion n’est pas sûr de lui (non ?) et le chat sourit. Difficile d’en croire ses yeux ! J’ai des palpitations, le temps semble s’être arrêté – assis que je suis sur les charbons ardents de l’Instant. Pourquoi est-ce que je m’inflige ça ? Survivrai-je à cette Éternité de quatre-vingt-dix minutes ? La Marseillaise est un de mes hymnes favoris – que c’est Grand ! Mais l’hymne national islandais n’a jamais résonné aussi haut. Il est sombre, presque triste, mais tellement beau et puissant – comme le point d’orgue du deuxième acte d’un opéra dramatique. Oui, cette fleur mythique avec sa larme tremblante, qui s’incline devant son Dieu… et meurt. Qui dit mieux ? Oh ! Et les fans reprennent… OH ! Prêts ? Tu parles qu’on est prêt ! C’est Braveheart qui recommence encore et encore ! Il meurt à la fin, le type de Braveheart ? Mel Gibson ? Oui, en martyr, pas vrai ?
Bien sûr, d’un autre côté, les frontières ne sont que des lignes amovibles, non ? Les pays n’existent pas – pas vraiment – et qu’est-ce qu’une nation ? L’une est-elle “meilleure” que l’autre ? Non, bien sûr. Une seule Terre, une seule race humaine – une seule vie. Mais en attendant :
Allez l’Islande ! La gloire ou la mort ! La gloire et la mort ! Glory, Glory, Alleluia ! Que l’Instant nous prenne, qu’il nous envoûte, qu’il nous avale tout rond et nous recrache. Nous sommes là pour gagner, mais avant tout pour prendre du plaisir, pour nous sentir vivants, nous créer des souvenirs et ressentir l’Éternité, minute après minute.
Quel match, quelle partie ! Quel spectacle !
Qui a gagné ?
Qui a perdu ?
Nous avons tous gagné – nous qui avons partagé l’Instant, ce grand évènement.
Nous ne reverrons sans doute plus ce match. Mais nous ne l’oublierons jamais. Aussi longtemps que nous vivrons.
La vie – ce moment. Quel grand, grand cadeau !
L’Éternité est-elle autre chose que ce vaste océan d’Instants ? Et ce sont de glorieux Instants dont nous venons d’être les témoins – d’inoubliables Instants que nous venons de vivre. L’Éternité, c’est Maintenant – et c’est magnifique !
Mais bien sûr, une fois encore, ce n’était qu’un match de football.
Stefán Máni
Traduit de l’anglais par Sébastien Rutés
Stefán Máni a été le premier auteur islandais publié à la Série Noire, avec Noir Océan (2010). Ont suivi Noir Karma (2012) – adapté au cinéma par Óskar Thór Axelsson sous le titre Black’s game (2012) – et Présages (2013).
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