Un labyrinthe qui permet aux enfants d’échapper à leurs parents, des oreilles géantes qui parlent, une salle de spectacle-balançoire, des cages pour humains… pendant cinq jours Ilotopie a occupé la place d’Armes de Calais et des lieux plus inattendus. La compagnie basée à Port-Saint-Louis du Rhône a fêté il y a peu ses trente ans. Et est l’une des rares troupes des arts de la rue qui fonctionne avec un vrai répertoire. Plusieurs des spectacles présentés à Calais ont plus de vingt ans d’âge. Et conservent leur impact perturbateur. Oranges, vert pomme ou jaune citron, quand Les Gens de couleur débarquent dans la rue, troupe de faunes nus et brillants, leur fluidité incongrue déchire la routine, comme si des extra-terrestres bienveillants venaient réveiller les regards et les désirs. La force d’Ilotopie, c’est moins le spectacle que le geste, la capacité à strier l’espace, et ce n’est pas un hasard si la compagnie est plus proche des arts plastiques et de la performance que du théâtre proprement dit.
Même si les gêneurs d’hier sont devenus aussi des amuseurs institutionnels (invités cette fois par la mairie de Calais pour « animer » le week-end de l’Ascension), leurs propositions exigent toujours un effort d’imagination de la part des spectateurs.
Prenez La Mousse en cage, autre incontournable de leur répertoire présenté des dizaines, voire des centaines de fois dans le monde entier. Soit cinq acteurs tout de blanc peints et vêtus, placés dans autant de cages où ils s’occupent à des tâches récurrentes et quotidiennes. Leur enfermement n’est en lui-même pas inquiétant, les cages, blanches elle aussi, évoquent des volières plus que des prisons, et pourtant ce qui s’y joue est bien une perte de liberté : les pots de résine liquide et colorée qu’ils manipulent, transvasent, font couler, forment des concrétions solides où ils finissent par s’enliser. C’est tout, cela repose sur la lenteur et la répétition lancinante d’une même musique et nombre de badauds se lassent. « Venez, il ne se passe rien » disait l’un d’eux à ses compagnons, ce jeudi de l’Ascension sur la place d’Armes de Calais. C’est justement la densité conceptuelle de ce « rien » et sa force d’étonnement à retardement qui en fait le prix : les images d’Ilotopie sont de celles qui s’impriment.
Ce même jeudi matin, dans la grande halle mise à la disposition de la compagnie tout au fond de la place d’Armes, un drôle de banquet était en préparation. La Recette des Corps Perdus est un spectacle plus récent, dont la mise en place est particulièrement exigeante, puisqu’il s’agit de transformer les corps des acteurs en denrées comestibles. Harnachés de prothèses en résine –la matière fétiche d’Ilotopie–, ils passent peu à peu à l’état de messieurs et dames tartines, destinés à se laisser dévorer. Le sang est du sirop de fraise des bois ou du jus de tomate au basilic, les os des feuilles de brick roulés au fromage et à la ciboulette, les cervelles sont en chou-fleur et les testicules aussi, la peau en feuilles de riz et certains organes en sushis. Les plats proposés varient selon les pays où le spectacle est donné. « En Espagne, il y avait du jambon. En France, c’est plus difficile si l’on veut que tout le monde se sente invité », explique Bruno Schnebelin, fondateur de la compagnie et maître d’hôtel de ces drôles d’agapes. C’est au Japon, raconte-t-il, que La Recette des Corps Perdus, a le mieux fonctionné : « Les gens se sont rués dessus. Il y a un mélange de répulsion et d’attraction, la notion de dégoût est toujours présente, mais chez les Japonais, l’attirance a été particulièrement forte ». Après plus de quatre heures de préparation, les humains à manger, précédés d’un cuistot aux couteaux très effilés, ont débarqué peu après midi sur la place. Pour mettre les spectateurs en appétit, ils commencent par distribuer billets de banque et cartes de crédit en pain azyme. Offrir à manger de l’argent, puis de la chair humaine, l’enjeu de la dévoration dépasse là-aussi largement la simple proposition ludique. Au début, les spectateurs osent à peine picorer et beaucoup se détournent, mais les acteurs donnent eux-mêmes le signal d’un dépeçage qui tient aussi d’un rituel érotique ; de petites mêlées se forment autour des corps à manger et la dimension orgiaque est bien là. L’épilogue, pourtant spectaculaire, se déroule presque dans l’indifférence, comme si la foule, après avoir mangé, préférait aller voir ailleurs. Nulle procession n’accompagne l’évacuation, sur des chariots, des corps dépecés et sanguinolents. Comme si, là non plus, il ne s’était « rien » passé.
Plus « accessible », le spectacle aquatique donné la nuit sur le canal au-dessous de l’hôtel de ville, joue la carte de l’émerveillement. Fous de Bassin est un défilé sur l’eau, une succession d’images flottantes incongrues et splendides, où l’on trouvera des correspondances avec le cinéma de Fellini mais aussi d’Alejandro Jorodowsky. Un drôle de cirque où les objets familiers –une voiture, une caravane, un vélo, un landau, un grand lit…– deviennent autant d’artefacts surréalistes.
Bonne nouvelle, le parcours d’Ilotopie ne s’achève pas à Calais. On pourra retrouver des spectacles de la compagnie, et notamment Fous de bassin ces prochaines semaines à Bruxelles, Poses (dans l’Eure), Avignon, Maribor (en Slovénie), Montréal, Kamenka (en Russie), Stoke-on-Trent (en Angleterre), Graz (en Autriche), Aurillac, Caen et Pau…
René Solis
Théâtre
Ilotopie, spectacles en tournée dans les mois à venir
Photographies © Ludovic Fasa
(à l’exception de Les Fous de Bassin : @PinkF)
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