Nombre de séries de fiction sont basées sur des faits réels. Sont-elles pour autant plus faciles à concevoir ? Oui, si l’on considère que le matériau est là, prêt à être modelé, puisque la plupart de ces séries (mini-séries en fait car elles n’ont qu’une saison) sont construites à partir de livres d’enquête déjà publiés. Non, si l’on considère qu’il va falloir incarner sans trop les trahir des personnes qui ont réellement existé et faire de leurs trajectoires une histoire propre à alimenter quatre ou huit ou douze épisodes. Il sera donc nécessaire d’imaginer des dialogues, des situations, des scènes répondant aux codes de la série (actions parallèles, narration pas trop linéaire, ellipses, échanges percutants) et prenant plus ou moins de liberté avec la réalité. Cette fictionnalisation sous contrainte est un exercice acrobatique, voire très acrobatique si les faits sont récents et les protagonistes encore vivants.
Dans ce registre du based on a true story, les joyaux abondent, à commencer par les trois chapitres d’American Crime Story diffusées par FX : l’affaire OJ Simpson (2016), l’assassinat de Giani Versace (2018) et l’affaire Monica Lewinsky/Bill Clinton (2021). Il n’est pas anodin que le titre de la série comporte les mots american et story car dans le fond tout est là. La narration américaine (la story) semble s’être conformée de tout temps à la célèbre réplique de L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford : « When the legend becomes fact, print the legend ». En d’autres termes, quand la fiction devient réalité, publiez la fiction. Or dans le pays des nouvelles frontières, l’imaginaire et la réalité se côtoient parfois de si près — l’un alimentant l’autre (Elon Musk transformant ses fantasmes en réalités entrepreneuriales), l’autre alimentant l’un (le Joker de Batman débarquant à la Maison Blanche sous les traits de Donald Trump) — que la mince ligne de crête qui les sépare peut devenir indiscernable. Alors pourquoi se priver de la franchir dans un sens ou dans l’autre ?
Les affaires Simpson et Lewinsky ont occupé un tel temps d’antenne sur les chaînes américaines que le spectateur ne savait plus s’il était plongé dans un show ou dans la vraie vie. American Crime Story joue ainsi sur du velours : la série met en scène le show tout en essayant d’imaginer la vraie vie. Ce n’est pas tout à fait la réalité, mais c’est mieux que la réalité.
I Will Write you a Tragedy
Des affaires moins spectaculaires, moins médiatiques, peuvent être à l’origine d’excellentes séries. Ainsi Show me a Hero (HBO, 2015), une œuvre conçue par David Simon (le showrunner de The Wire) à partir du livre d’une journaliste du New York Times. La série retrace en six épisodes la résistance d’un quartier de la classe moyenne blanche à un projet de logements sociaux imposé par le gouvernement fédéral, à Yonkers dans l’État de New York. Elle s’intéresse en particulier au maire de la ville Nick Wasicsko, le héros du titre, qui a fait campagne pour son élection en s’opposant à la contrainte fédérale avant de se faire, une fois élu, l’avocat de cette entreprise de déségrégation. David Simon parvient à faire de cette histoire complexe une véritable tragédie. Cette fois, le ressort n’est pas à chercher dans un film de John Ford mais dans une citation de Francis Scott Fitzgerald : « Show me a hero and I will write you a tragedy ». Montrez-moi un héros, et je vous écrirai une tragédie.
Autre exemple de subtilité : d’une enquête du média en ligne ProPublica sur une série de viols où la parole des victimes a été bafouée a été tirée une série série fine et réaliste, Unbelievable (Netflix, 2019), qui parvient sans pathos et sans artifices à nous passionner pour son sujet. Il est vrai que les séries qui marient habilement sociologie et fiction sont sans doute les meilleures, du moins ce sont celles que l’on regarde avec le sentiment de ne pas perdre son temps. Un chef d’œuvre du genre est American Crime (ABC, trois saisons de 2015 à 2017) —à ne pas confondre avec American Crime Story, déjà citée. Pas ou peu de policiers et de juges ici : le point de vue est toujours celui des victimes, des suspects et de leurs familles. Durant ses trois saisons, la série balaie quantité de problèmes aigus de la société américaine : le viol, la prostitution, l’immigration illégale, le racisme, la drogue, sans jamais nous prendre pour des crétins avides de flics défourailleurs et de scènes chocs.
Performance similaire pour Dopesick (Hulu, 2021), série sur la crise des opioïdes aux États-Unis (détaillée dans un prochain épisode) et pour We Own this city (HBO, 2022), qui retrace les errements de la police de Baltimore il y a quelques années, lorsqu’elle luttait contre la criminalité en devenant criminelle elle-même. C’est encore David Simon qui est aux commandes ici, s’appuyant sur un livre d’enquête d’un journaliste du Baltimore Sun.
Ajoutons dans le pot quelques belles réussites : Mrs. America (FX, 2020), qui évoque le combat du mouvement féministe américain pour faire adopter l’Equal Rights Amendment et, en parallèle, celui mené par la conservatrice Phyllis Schlafly pour le contrer. Gaslit (Starz, 2022), un retour enlevé et cocasse sur le scandale du Watergate avec Julia Roberts et Sean Penn. The Comey Rule (ShowTime, 2020), adaptation cinglante des mémoires de James Comey, directeur du FBI relatant la période allant de l’élection présidentielle américaine de 2016 aux premiers mois de la présidence de Donald Trump.
Le reste du monde a moins de talent pour transformer les faits réels en shows. En France, la dernière tentative en date, Oussekine (Disney+, 2022), n’a pas été totalement convaincante, même si un peu au-dessus du lot. La série revient sur l’affaire Malik Oussekine, victime de violences policières en 1986, mais elle le fait avec un peu trop d’application et de pathos. Chez nous, si un brasier n’est pas éteint depuis au moins cinquante ans, on craint de mettre franchement les mains dans les cendres. L’Angleterre s’en tire mieux, avec notamment A Very English Scandal (BBC One, 2018), sur l’affaire Thorpe, scandale politico-sexuel des années 1970, impliquant le député et dirigeant du Parti libéral Jeremy Thorpe. Ou encore A Very British Scandal (BBC One/Amazon, 2021), sur le mariage puis le divorce de Margaret Campbell et Ian Campbell, duc d’Argyll, épisode qui a provoqué un déballage sans précédent sur les turpitudes de la haute société britannique.
Les Israéliens ne craignent pas de s’attaquer aux brasiers encore allumés. L’excellent Our Boys (HBO, 2019) s’attaque au meurtre d’un jeune Palestinien en 2014, au lendemain de l’enterrement de trois jeunes israéliens enlevés puis tués par des terroristes palestiniens. Pas de moraline ici, ni de pathos : juste des faits et une action menée à 100 à l’heure.
Terminons avec un objet tout à fait particulier, la série anglaise Landscapers (Sky Studios, 2021) qui réussit ce double exploit : tirer le genre true crime vers l’onirique, la série mettant en scène tant les faits que les illusions dans lesquelles vivent les personnages, et déployer une large palette d’acrobaties formelles comme de vertigineux plans-séquences. Nous y reviendrons bientôt.
Comme il se doit, les séries based on a true story commencent par un «carton» indiquant que certains noms ont pu être changés, des personnages et des scènes avoir été inventées. Au terme du dernier épisode, d’autres cartons indiquent ce que les personnages sont devenus et éventuellement distillent quelques images d’archives, fixes ou animées. La «vraie» réalité reprend ses droits tandis que la fiction tire le rideau.
0 commentaires