La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

11 – Affaires de famille
| 30 Jan 2023
“Le Gouffre aux Séries”: une plongée bimensuelle dans soixante ans de feuilletons et de séries à la recherche des perles rares et de leurs secrets de fabrication.

Les histoires de famille tournent mal en général. Surtout dans les séries américaines. Il y a mille manières de détruire un foyer et autant d’entretenir un brasier, ce qui fait que les séries familiales alignent un nombre conséquent de saisons.

Yellowstone (Paramount Network, 2018-aujourd’hui) a déjà connu cinq saisons très remuantes et un prequel (série qui raconte des aventures antérieures) qui ne l’était pas moins : 1883 (Paramount, 2021). Ici c’est la terre qui fait carburer le feuilleton. La famille Dutton possède le plus grand ranch des États-Unis, dans le Montana, et bien sûr cette propriété est convoitée par beaucoup de gens : les promoteurs, la réserve indienne d’à côté, les organisations écologistes, etc. Mais les Dutton, du genre violent, tiennent à leurs prairies comme à la prunelle de leurs yeux, ce qui fait que pas mal de sang va couler. On est ici entre le western contemporain et un Dallas très transgressif. La chose, portée par d’excellents acteurs (dont Kevin Kostner), se regarde sans déplaisir. Tous les thèmes de société y passent, du racisme au sort des minorités, des dérives de la politique à celles de l’économie. Des flingues, du sexe, de la haine, des montagnes de pognon et des rapports familiaux très rock and roll sont jetés dans le chaudron scénaristique où la tambouille prend gentiment. Cette entreprise est partie pour durer quelques années puisque un autre prequel et une nouvelle saison sont déjà en production. On imagine que ce grand-guignol familial ne cessera qu’avec la mort du dernier héritier, ou celle du dernier spectateur.

Les querelles d’héritage, précisément, sont au cœur de l’épatante Succession (HBO, 2018-aujourd’hui), et elles sont d’une férocité qui laisse pantois. La famille Roy possède un empire de médias et de divertissement. Le père est, ou semble être, sur le point de lâcher les rênes de l’entreprise si bien que les enfants s’agitent beaucoup pour lui succéder. C’est violent et dépravé, quoique la violence soit ici surtout psychologique. Cette guerre intrafamiliale est menée tambour battant par un casting en béton et des scénaristes inventifs, et chaque personnage est un monstre auquel on finit par s’attacher. Toute la difficulté pour les showrunners, de saison en saison, est d’aller crescendo dans les turpitudes. La quatrième est sur le point d’être diffusée et on espère le pire plus qu’on ne le craint.

Si le trop d’argent est un bon carburant pour les séries, la dèche peut aussi en propulser d’excellentes. Shameless (Showtime, 2011-2021) est sans doute la chose la plus politiquement incorrecte qui ait jamais été produite aux Etats-Unis. La famille Gallagher, totalement fauchée et dysfonctionnelle, tente de s’en sortir avec des magouilles en tous genres. Le père est alcoolique, drogué, amoral, et ses enfants tentent de s’en sortir du mieux qu’ils peuvent. Ce canevas a priori épouvantable aurait pu donner naissance à une série plombante, or elle est formidablement réjouissante et drôle. Même quand le père entreprend d’escroquer des cancéreux pour se payer ses opioïdes, c’est dire… . Cependant il n’était peut-être pas nécessaire d’étirer cet Hiroshima familial sur onze saisons. Moins tonique, plus âpre, la série britannique dont elle est adaptée — Shameless (Channel 4, 2004-2013) — a connu le même nombre de saisons.

La terre, la richesse, la pauvreté mais aussi la foi car l’Amérique a quelques comptes à régler de ce côté-là. La mini-série Under The Banner of Heaven (FX on Hulu, 2022) a fait fort dans ce registre en s’emparant d’un fait divers sanglant survenu dans une famille de mormons intégristes. Tous les membres de la famille Lafferty appartiennent à l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours et le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne prennent pas la religion à la rigolade. Tout commence et se termine dans la folie et dans le sang. Cette plongée dans le christianisme restaurationniste dévoile une facette de l’Amérique peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique, mais ce n’est qu’une de ses qualités.

Les protagonistes de The Haunting of Hill House (Netflix, 2018), série déjà évoquée ici, ne sont pas non plus au top de leur forme psychique. La famille Crain tente de se remettre d’un séjour fait des années auparavant dans une maison hantée, et l’on ne dévoilera rien de crucial en disant qu’elle s’en remet mal. Toute l’habileté ici est de tirer une classique histoire de maison hantée vers un drame psychologique. Ce ne sont pas les fantômes qui font le plus peur mais les souvenirs des fantômes.

Quelques autres affaire de famille, en vrac: Transparent (Amazon Video, 2014-2019) qui s’est taillé un joli succès en mettant en scène un père transgenre : quand ce dernier commence à s’habiller en femme, les enfants Pfefferman font une drôle de tête, et puis évidemment Downton Abbey (ITV1, 2010-2015) et les trois saisons de Berlin (ZDF et Arte, 2016-2021) : les familles européennes vivent d’autres genres de traumatismes car ici la violence est plus politique, plus historique.

La Bible elle-même pourrait être adaptée en série familiale. Ce serait l’histoire des relations assez terrifiantes entre un père et un fils, avec pas mal de rebondissements plus ou moins crédibles, mais la chose réclamerait un déluge d’effets spéciaux.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans la même catégorie

14 – En finir ou pas

Il y a trois types de séries:  celles qui se sont terminées trop tôt, celles qui n’en finissent plus et celles qui n’auraient jamais dû commencer. La dernière est de loin la plus fournie. 

13 – L’art et la manière

D’une série, on connaît souvent les acteurs et les créateurs, plus rarement les réalisateurs, et jamais le directeur artistique. Or cette dernière fonction est essentielle. L’esthétique d’une série ne se résume pas aux décors et aux costumes, c’est une question d’atmosphère globale, chose impalpable qui impressionne la rétine à chaque plan.

12 – L’éros des héros

Les bonnes séries sont de formidables fabriques de héros. D’épisode en épisode, d’aventure en aventure, on finit par tout connaître d’eux. Ces êtres chimériques sont de parfaits compagnons, presque des amis, même si l’on sait que ce ne sont que des marionnettes dont les fils sont tenus par des armées de scénaristes.

10 – Pour lendemains de cuite

Mal écrites, mal jouées, mal réalisées: ce sont les séries nanars. Il faut en voir quelques-unes pour mieux apprécier les autres. On ne va pas nécessairement jusqu’au bout de la première saison, ni même du premier épisode parfois, mais il est possible d’y prendre un plaisir pervers un lendemain de cuite…

9 – Dystopies

Il reste peu de monde pour prédire que l’avenir sera rose puisqu’il risque fort d’être chaud, affamé, effondré, triste, électroniquement surveillé et populiste. Ceci étant posé, il est utile de savoir précisément à quoi s’attendre. Les séries dystopiques nous y aident.

À lire également