“Le Gouffre aux Séries”: une plongée bimensuelle dans soixante ans de feuilletons et de séries à la recherche des perles rares et de leurs secrets de fabrication.
Longtemps j’ai rêvé d’avoir la même veste que Patrick McGoohan dans Le Prisonnier, vous savez cette fameuse veste bleue avec un liseré blanc dans laquelle l’ancien espion promène son élégance et son flegme à travers le village de claustrés.
Depuis, mes goûts ont évolué : aujourd’hui je me verrais bien dans le justaucorps d’Erin Moriarty (The Boys), pour autant qu’elle y soit aussi.
Le Prisonnier a eu un tel impact sur une génération que celle-ci a fini par ne plus distinguer le McGoohan acteur de son personnage le n°6. Lui non plus peut-être. Comme les bandes dessinées, les bonnes séries sont de formidables fabriques de héros. D’épisode en épisode, d’aventure en aventure, on finit par tout connaître d’eux : leurs goûts, leurs problèmes, leurs habitudes, leurs défauts. Leur panoplie aussi, ce qui n’est pas rien : Proust a écrit des milliers de pages sans que l’on sache vraiment au bout du compte comment s’habillait le Narrateur de la Recherche… .
Les héros sont immortels. L’inspecteur Columbo/Peter Falk, Thierry La Fronde/Jean-Claude Drouot, Saul Goodman/Bob Odenkirk (Better Call Saul), Diane Lockhart/Christine Baranski (The Good Wife, The Good Fight), Josh Randall/Steve McQueen (Au nom de la loi), le commandant Van der Weyden/Bernard Pruvost (P’tit Quinquin) et tant d’autres survivent même quand la série est éteinte, même quand la télé est éteinte. Il n’est pas exagéré de dire qu’on les connaît mieux que beaucoup de personnes de notre entourage, lesquelles ne seront peut-être plus là demain, elles.
Ces êtres chimériques sont de parfaits compagnons, presque des amis, même si l’on sait que ce ne sont que des marionnettes dont les fils sont tenus par des armées de scénaristes. Il arrive pourtant que les fils se rompent et que les personnages échappent à leur concepteur pour acquérir une certaine autonomie. Patrick McGoohan a écrit et réalisé lui-même les deux derniers épisodes du Prisonnier, et le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont surprenants : jamais héros ne s’était émancipé aussi radicalement. Pinocchio et Gepetto réunis en un seul homme !
Les héros d’aujourd’hui sont plus complexes, désabusés et tourmentés que ceux d’hier. Ils sont souvent avocats. Prenez Billy McBride (Billy Bob Thornton dans Goliath) : il est alcoolique et piètre père de famille. Saul Goodman (Bob Odenkirk dans Better Call Saul) : c’est un parfait looser, un peu véreux. Diane Lockhart (Christine Baranski dans The Good Wife et The Good Fight) : cette femme de gauche vit une aventure compliquée avec un dingue des armes proche des Républicains.
Ils sont aussi espions, mais pas forcément des James Bond. Incarné par Gary Oldman, le héros de l’excellente série britannique Slow Horses (Apple TV+, 2022) est un responsable du MI5 qui se retrouve dans un placard après avoir fait des conneries. Il boit, il pète, il est dans la loose totale et il est d’une humeur de chien. Ce n’est pas très sexy, mais c’est très drôle et à la fin (spoiler) il gagne.
Beaucoup de héros et d’héroïnes ont un charme fou. On passerait bien une journée, toujours la même hélas, avec la bouillante Nadia Vulvokov (incarnée par Natasha Lyonne dans Russian Doll), un week-end avec Stella (Erin Moriarty dans The Boys), une semaine avec Emma Peel (Diana Rigg dans Chapeau melon et bottes de cuir), sa vie avec Helly Riggs (Britt Lower dans Severance).
Les héros sont libres, même quand ils ne le sont pas.
Rembobinons un fameux générique :
– Où suis-je ?
– Au Village.
– Qu’est ce que vous voulez ?
– Des renseignements.
– Qui êtes-vous ?
– Je suis le nouveau Numéro 2.
– Qui est le Numéro 1 ?
– Vous êtes le Numéro 6.
– Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !
Édouard Launet
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