Il me fallut quelques jours pour digérer nos dernières discussions ; je dormis d’un sommeil de plomb durant toute cette période. Je me retrouvai pourtant, la nuit du lundi suivant, dans le bureau de Galois.
Enfin, en quelque sorte. L’endroit avait changé.
Les murs s’étaient écartés, l’éclairage était plus vif – voire cru. Des bancs de bois inconfortables avaient poussé en place des meubles cozy de Galois. L’air était humide et frais, celui d’une grande pièce chichement chauffée faute de crédits suffisants. Le tableau noir de Galois avait laissé place à un écran sale placé devant un rétroprojecteur antédiluvien.
Le bureau de Galois s’était mâtiné d’une salle de cours. À la fac. Pas n’importe quelle salle, en plus : celle où j’avais soutenu ma thèse il y a des siècles de cela. Ce qui n’est pas mon meilleur souvenir, et nous en resterons là.
Une longue table faisait face aux bancs vides, derrière laquelle étaient assises quatre personnes. Devant moi, Galois, tout sourire. A sa droite, une femme élégante d’âge moyen dont le visage me disait quelque chose. Elle tapotait de temps en temps l’Œil de Taureau, placé sur la table devant elle, qui en ronronnait de plaisir. A la suite, Descartes lui-même, frottant sa moustache. A côté de ce dernier, un grand jeune homme en costume des années 50, croquant distraitement une pomme en regardant par la fenêtre. Attendez, ne me dites pas que c’est T…
– Merci à tous de prendre un peu de temps pour cette réunion informelle, commença Galois. Yannick, Corty, Œil de Taureau, bienvenue. J’ai cru bon de prier quelques amis de se joindre à nous non seulement pour marquer la fin d’une étape importante de nos recherches, mais aussi pour nous conseiller quant à la suite. Je crois en effet que notre exploration du concept nous a conduits à un point où nous pouvons raisonnablement l’interrompre pour passer à autre chose.
– Bonjour à tous, dit Descartes. Heureux de vous revoir.
– Mais, rougit Galois, je manque à tous mes devoirs d’hôte : faisons d’abord les présentations. Vous connaissez déjà René, qui nous a réunis autour de ce projet. Vous aurez sans doute reconnu Alan Turing, mon cher ami de l’Hôtel Aleph. Et j’ai le privilège de vous présenter la très honorable Augusta Ada, Comtesse de Lovelace, que j’ai eu le plaisir de rencontrer via Alan.
Nom d’un chien. La Comtesse Ada Lovelace, également connue sous le nom de Ada Byron. Quel fascinant personnage. Fille illégitime et à peine reconnue du grand poète ; mathématicienne de qualité, élève douée du célèbre De Morgan, à une époque où ces dames de la gentry n’étaient guère censées adopter de tels hobbies ; assistante, complice, associée de Lord Babbage dans la conception de sa fameuse Machine Analytique ; et surtout première personne au monde à avoir écrit un programme informatique rigoureux destiné à ladite machine, bien avant qu’existât le moindre ordinateur digne de ce nom. Cette femme était une visionnaire, qui comprit bien avant l’heure qu’une machine numérique pourrait aussi manipuler des symboles, et pourquoi pas de la musique. Le tout près d’un siècle avant que Alan Turing, justement, ne formalise la notion de calculateur universel, sans parler de la construction effective d’une telle machine. Ada Lovelace mourut en 1852, à 36 ans, d’un vilain cancer, ruinée par ses efforts pour soutenir financièrement les projets de Babbage, lesquels n’aboutirent jamais complètement.
– Je suis infiniment honoré, balbutiai-je.
– Moi de même, écrivit Corty sur l’écran du projecteur.
– Encore un câlin? susurra le caillou.
– À présent, continua Galois, je propose de livrer à nos invités une courte synthèse de nos travaux avant de recueillir leurs avis quant à la suite à y donner. Yannick, voulez-vous vous en charger ?
On entendit la petite voix du caillou :
– Maître, votre esprit de synthèse nous est bien connu. Nous pourrions gagner un temps précieux si vous vouliez bien vous en charger vous-même. La parole de Yannick, comme vous le savez, a parfois tendance à partir, euh, en roue libre.
Petit salopard. Le pire, c’est qu’il a raison.
– Je suis d’accord, Maître, intervins-je. Vos résumés concis nous ont toujours permis de garder le cap jusqu’ici ; continuons comme cela.
Quand nous ne maîtrisons pas les événements, feignons d’en être les instigateurs. Je ne sais plus qui a dit ça.
– Fort bien, dit Galois. Voici donc où nous en sommes. Nous avons défini le concept subjectif comme n’étant défini que par ses relations de généralisation ou de spécialisation avec d’autres concepts. Cela nous a permis d’identifier une structure de treillis fini vérifiant certaines propriétés, en particulier l’absence de symétries, et que je proposerais pour la suite d’appeler Treillis Subjectif. Un tel treillis décrit l’ensemble des concepts accessibles, pensables, par une conscience donnée dans un environnement donné. En chemin, nous avons aussi identifié une autre structure de treillis, que j’appellerai Treillis Objectif. Ce treillis, très régulier et symétrique contrairement au premier, se présente comme un produit de treillis de Galois simples, et décrit l’ensemble des concepts imaginables à partir d’attributs associés à différents aspects du monde tel qu’une conscience pourrait le percevoir. Un tel treillis est autodual, et l’on peut y identifier des percepts, des attributs, des extensions et des intentions. L’hypothèse a été émise qu’une conscience pourrait construire son treillis subjectif comme un sous-treillis du treillis objectif, à partir des percepts qu’elle rencontre effectivement. Dans ce cas, le treillis subjectif sera également autodual. Nous suspectons que d’autres mécanismes de construction d’un treillis subjectif pourraient exister, mais je pense raisonnable de nous concentrer d’abord sur cette hypothèse…
– … dite Conjecture du Caillou, proposa avidement le caillou.
– … conjointement proposée par l’équipe, comme tout le reste de ce travail, conclut fermement Galois. Voyez-vous autre chose ? demanda-t-il.
– Cela me paraît parfait, Maître, écrivit Corty.
– À moi également, renchéris-je.
– Moui, grogna le caillou, visiblement vexé.
– Même si tous les détails ne sont pas formellement précisés, il nous semble que l’image générale est suffisamment claire pour que nous en restions là, au moins pour le moment. La question qui se pose à présent est : que faisons-nous ? Milady, voulez-vous commencer ?
– Si vous le désirez, mon ami, répondit Ada Lovelace dans un français parfait mais avec un léger accent des plus posh. Pour ma part, quelques questions me viennent immédiatement à l’esprit, et elles portent toutes sur la dynamique de la conscience. Le treillis subjectif dont vous parlez représente l’ensemble des concepts qui sont pensables par une conscience donnée, en fonction des situations qu’elle a rencontrées ; c’est une sorte de catalogue statique – ou à évolution lente – de ses concepts. En revanche il ne nous dit pas à quoi une conscience pense à un moment donné, ni pourquoi. Il me semble qu’il manque une structure dynamique, quelque chose comme un état mental, qui décrirait ce qui occupe une conscience à tout moment. Identifier cet état mental et la nature de ses évolutions me paraîtrait essentiel. Vous avez parlé de machine à état au début de vos recherches, peut-être pourriez-vous à présent affiner l’idée.
– Je plussoie, comme on dira un jour, répliqua Turing dont l’accent était bien plus marqué. Mais j’aimerais aussi, afin d’illustrer vos propos, que vous vous placiez dans un cadre expérimental un peu plus complexe que celui que vous avez adopté jusqu’à présent. Un monde perceptif, ce n’est pas qu’un choix entre deux formes et deux couleurs. Une conscience même « jouet » devrait également percevoir sinon une forme d’espace, du moins ses propres actions (mouvements ou autres), ainsi bien sûr que ses propres pensées. Je conçois que la représentation graphique de vos treillis atteigne vite ses limites pratiques, mais votre trouvaille des treillis produits devrait vous aider à en trouver une représentation plus concise.
– Il y aura aussi, déclara Descartes, la question du souvenir et de la mémoire, à moyen ou long terme. Nous en avons discuté avec mon ami Augustin, qui n’a pas pu se libérer aujourd’hui mais s’intéresse de près à vos travaux. Une conscience se meut-elle dans un éternel présent ? Dans ce cas, comment maintenir sa continuité ? Le souvenir est-il, lui aussi, une perception ? De même nature que la pensée ou non ? Quel est la perception du temps d’une conscience ? Comment appréhende-t-elle l’avenir ?
– Quid de la volition ? Pourquoi une conscience ferait-elle quoi que ce soit plutôt que rien ? Et qu’en est-il du libre-arbitre ? reprit Descartes.
– Sans parler des aspects éthiques, intervint Lady Lovelace. Nous ne pouvons les ignorer. Une conscience artificielle pourrait-elle souffrir ? Mourir ? Quelle serait notre responsabilité dans la création d’une telle conscience ?
– Et comment communiquer avec elle ? glissa Turing. Ses concepts n’auront rien d’humain. Pourrions-nous établir une forme de lingua franca ? Ou lire ses pensées, peut-être ?
– Il serait nécessaire, par ailleurs, d’établir un état de l’art, reprit la comtesse. Il doit bien y avoir d’autres mathématiciens à s‘être intéressés à la conscience, non ? Quelqu’un m’a parlé d’une histoire d’information intégrée, je vous suggère d’y jeter un œil.
– Tout à fait ! La phénoménologie pourrait peut-être également se révéler source d’inspiration, renchérit Descartes. Mes jeunes collègues Merleau-Ponty, Husserl, Deleuze et d’autres ont écrit là-dessus, si je ne m’abuse.
Les invités de Galois étaient plus qu’éveillés, à présent. Galois conservait le sourire, mais je compris qu’il commençait, tout comme moi, à sérieusement s’inquiéter.
– Mes amis, parvint-il à glisser pendant que Turing s’interrompait pour cracher un pépin de pomme avant de reprendre la parole, mes amis, nous sommes plus qu’enchantés de votre enthousiasme et reconnaissants de vos excellentes suggestions. Il me semble cependant, au vu de leur richesse, que nous pourrions peut-être nous interrompre ici et reprendre un peu plus tard, quand l’équipe aura progressé sur ces différents sujets.
– Un peu plus tard, par exemple dans dix ans, écrivit Corty – mais je fus le seul à le lire.
– Cela paraît raisonnable, approuva Lady Lovelace. Au reste, une partie de polo transfini nous attend, Alan et moi.
– Et j’ai du courrier en retard, annonça Descartes. La Princesse Elizabeth espère de mes nouvelles. En tout cas, encore bravo à tous, bon travail, et à bientôt !
Sur quoi il disparut, rapidement suivi des deux autres.
Nous nous retrouvâmes seuls.
En silence.
Un silence qui dura.
Galois ne souriait plus.
Moi encore moins.
– Je trouve que ça c’est plutôt bien passé, avança timidement le caillou. Encore un ou deux siècles de boulot et on devrait en voir le bout, non ?
Je me réveillai avant d’avoir eu le temps d’utiliser le marteau onirique qui m’était soudainement apparu en main.
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