Au cours de la réunion d’équipe hebdomadaire, je fus prise d’une crise d’éternuements allergiques à je ne sais laquelle des plantes installées récemment dans le service, que je jalousais en sus de pouvoir profiter toute la journée des airs d’opéra du Dr R. alors que je devais courir d’un bout à l’autre des couloirs pour m’assurer que nous n’avions aucun lit disponible pour accueillir le fatiguant et fatigué père du désormais feu Front National, qui n’avait visiblement pas supporté de se « rassembler ». Alors, donc, que je m’ébrouais les cavités nasales en raison de je ne sais quel pistil ou pollen, le Dr P., qui en plus d’être une professionnelle hors-pair est également une amie véritable, sortit avec toute la mesure qu’on lui connaît une seringue d’adrénaline et commença à me courir après dans les étages. Pour échapper à l’attaque, je menaçai de jeter son ficus préféré, le nommé Marcel-Marcel, par une fenêtre du cinquième étage, lorsque je vis de ma hauteur arriver une petite délégation de petites gens qui avaient l’air fort mal en point. Je parvins à descendre, non sans esquiver un coup de seringue, pour prendre en charge les patients et la patiente.
Il s’agissait des Schtroumpfs, ou de ce qui restait des membres de cette sympathique communauté médiévale socialiste autogérée. Je ne perçus pas immédiatement l’urgence sanitaire et les invitai à prendre place dans la pièce dévolue aux consultations psychiatriques dont je portais toujours la clé sur moi et qui avait donc échappé à la contamination verte. Ils s’installèrent tous sur le bureau et c’est le Schtroumpf Grognon qui me fit part de leurs difficultés. Il m’expliqua ainsi que, chassés de leur forêt – rasée pour y installer un incubateur de start-up –, ils avaient entendu parler d’une ville où s’épanouissait une autre communauté de bonshommes bleus toute puissante, et avaient décidé de migrer pour la rejoindre. Je n’osai leur dire que ceux-ci ne se nourrissaient pas de salsepareille mais de substances lacrymogènes et qu’ils venaient de commettre un holocauste végétal dans le service, mais là n’était pas leur problème. Constant qu’ils présentaient un syndrome de stress post-traumatique marqué – le Schtroumpf Coquet mangeait sa fleur et la Schtroumpfette avait perdu tous ses cheveux –, il me fallait en trouver la cause. Le Schtroumpf à lunettes, le plus cérébral, m’expliqua alors qu’ils avaient pensé par leur migration forcée avoir échappé au géant Gargamel, mais qu’ils avaient dû ensuite se rendre à l’évidence : ils étaient arrivés dans une contrée où sévissait un autre géant, et pas des moindres, Jupiter s’il vous plaît, qu’ils trouvaient « schtroumpfement disruptif ».
Je leur proposai de mettre en place un protocole de suivi psychiatrique sur la base de l’OLNI (Objet livresque non identitifé) Les Géants, d’Ermanno Cavazzoni (traduction de Monique Baccelli, Le Nouvel Attila, 2018). L’érudit narrateur, perturbé par une rupture amoureuse, y livre une « histoire naturelle » des géants et géantes. Avec une première séance consacrée aux caractéristiques positives, à première vue, des géants, approche par la suite progressivement déconstruite au profit d’un objet contraphobique.
Ainsi, il s’agissait dans un premier temps d’ôter aux Schtroumpfs tout sentiment de culpabilité victimaire : ils n’étaient pas les seuls à vivre dans l’ombre d’un géant qui avait même pu paraître sympathique aux plus naïfs. On apprendra par exemple que certains des passe-temps de ces géants semblaient à première vue tout à fait attrayants, comme « le lancer de rôti domestique », ou, mieux encore « le jet de pierres sur édifices religieux », dont on découvrira néanmoins qu’il ne s’agissait pas « d’un acte contre les institutions et la foi chrétienne » – et on sait à quel point notre Jupiter n’en est pas là – mais du « pur plaisir de regarder la parabole d’une pierre jetée dans les airs ». « Grands et gros », les géants semaient en outre la panique partout où ils passaient, d’autant que leurs chutes, littérales, pouvaient causer des dégâts immenses et qu’ils étaient friands du rapt de jeunes vierges, « même sans notion claire de [leur] usage », si ce n’est celui d’éviter les « géantes repoussantes ».
Au cours des séances suivantes, il fut possible de commencer à infléchir l’image mi-attendrissante, mi-effrayante de ces créatures médiévales. En effet, « le gigantisme a toujours été un handicap plutôt qu’un bien pour les géants », et même au plus haut du Mont-Sondages, ils peuvent chuter d’autant plus vite qu’ils sont grands et emportés par la force cinétique. Pis, « les préjugés sur leur bêtise ont la vie dure […]. Beaucoup sont stupides » et cela finit souvent par se voir, assurai-je aux Schtroumpfs qui retrouvaient peu à peu des couleurs (cyan). « Sur un champ de bataille, [ils] ont tendance à devenir sourds et aveugles, à tournoyer sans rien distinguer autour d’eux, comme s’ils n’étaient pas clairement spatialisés », nous l’avons constaté encore récemment, chers Schtroumpfs charmants (j’en profitai pour m’exercer orthophoniquement aux virelangues), dans l’aphonie jupitérienne face à l’Aquarius.
Le cœur de la thérapie reposait néanmoins sur le dernier volet de la prise en charge, à savoir la question du déclin et de la disparition des géants. Ils commencèrent à décliner quand il n’y eut « plus rien à inventer » car « le manque d’innovation, c’est la stagnation ». Devant la folie innovatrice et réformatrice de notre Jupiter, nous pouvons ainsi nous dire, mes petits amis, qu’il n’y aura bientôt plus rien à faire et que l’aboulie est proche pour notre géant. Mais ce qui poussa les géants vers leur inexorable extinction, malgré une certaine forme d’adaptabilité toute darwinienne, c’est leur incapacité sexuelle à assurer leur propre descendance. Pour l’heure, nous semblons être prémunis d’une descendance jupitérienne pléthorique, ce qui permet d’amoindrir nettement le sentiment anxiogène, car vous leur survivrez, n’est-il pas ? Le Grand Schtroumpf – qui allait bientôt fêter ses mille ans – acquiesça.
Au cours de la toute dernière séance, que je vis arriver avec émotion car même en quelques jours je m’étais attachée à ces petites créatures, qui par ailleurs assuraient mes travaux de couture, je tâchai d’atteindre un niveau d’abstraction qui devait laisser place à une psychothérapie au long cours. Après avoir si longuement étudié les géants, disparus dans la seconde moitié du XVIe siècle, nous nous attachâmes au cas bien connu de l’une de mes consoeurs : celui de don Quichotte qui en 1605 croit se battre contre trente géants, démontrant qu’ils « sont encore là, mais qu’ils ont mué en mécanisme ». Et s’il avait raison ? « Habitués aux reconversions professionnelle et identitaire, les géants ont cessé de se présenter comme des organismes biologiques. » Ils auraient donc pu tous devenir des moulins. Et brasser beaucoup de vent, quitte à le faire souffler en tempête.
Peu importe la question symbolique, nos patients quittèrent le service, visiblement guéris, à la suite de cette séance, non sans chanter du (petit) haut de leur insouciance retrouvée « la la la schtroumpf la la », ce qui fit hurler le Dr R., qui venait de lancer l’air de Papageno : pas de blasphème lyrique ici.
Ils avaient bien raison, les Schtroumpfs, ils étaient centenaires, eux, voire millénaires. Leurs noms sont connus de tous. Mais « qui se souvient des géants » ?…
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