Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
La lectrice fidèle de ces chroniques littérairement hospitalières aura peut-être remarqué que la couleur y joue un rôle non négligeable. Entre le rouge du petit Chaperon, le bleu des Schtroumfs que s’obstine à soigner la Dre B., le vert des plantes chères à la Dre P. et le rose de la blouse de Marcel, notre infirmier, l’exercice de la médecine littéraire nous en fait voir de toutes les couleurs. C’est pourquoi je n’ai pas été autrement surprise quand Hildegarde, notre réceptionniste d’origine indo-bavaroise, est venue m’annoncer qu’un truc violet se trouvait dans la salle d’attente. Je fus plus étonnée quand Antigone, qui l’accompagnait, précisa calmement que le truc violet portait une sorte de robe. Antigone est mon ex-patiente et ma future épouse. Elle est d’un tempérament un peu jaloux et n’aime guère que je soigne des patientes de sexe féminin. J’en ai donc conclu que le truc violet portait robe mais n’était pas une femme. Munie de ce pré-diagnostic je me suis dirigée vers la salle d’attente dont la Dre P. sortait en se pinçant le nez. Manifestement le truc violet en robe puait. Il fallait que ça tombe sur mon tour de garde.
– Qu’est-ce qu’on a ? ai-je demandé
– Vous le verrez bien assez tôt, a dit le Dr P. en se dirigeant précipitamment vers la serre qu’elle a fait installer dans le service, non loin de l’aile Nadine Morano.
Je l’ai laissée à ses consolations botaniques, ai mis le masque et le pince-nez que me tendait Marcel, puis j’ai poussé la porte de la salle d’attente. L’odeur, même atténuée, était difficilement supportable : un mélange de myrte, de linge sale, de barbe à papa, de renfermé et de transpiration coupable. J’ai compris le départ précipité de la Dre P. : outre l’odeur, il y a son allergie à ce genre d’individus qui portent robe et calottes.
– Vous allez le soigner ? a demandé Marcel.
– C’est mon devoir, ai-je dit.
– C’est joli, ce genre de toge, a dit Antigone.
– Que puis-je pour vous Cardinal Barbarin ? ai-je demandé en soupirant.
– Mais je croyais que les cardinaux étaient plutôt en rouge, a dit Hildegarde qui s’y connaît en catholicisme du fait de ses origines bavaroises.
– Sauf dans certains cas, me suis-je souvenue en me félicitant d’avoir suivi quelques cours de bondieuserie médicale, au temps de mes études.
– Docteur, serrez ma haire avec ma discipline, a dit le Cardinal Barbarin
C’était bien ce que je pensais.
– Le violet est la couleur de la pénitence et je commence à comprendre ce qui amène ici l’homme à la robe.
– Je vous en supplie, a dit le cardinal Barbarin en se mettant à genoux.
Bien que j’aie prêté le serment de Claudel (même les vieux curés dégueus tu soigneras), j’avoue avoir été tentée de prétexter un rendez-vous urgent, car je ne savais que trop ce que le Cardinal Barbambin allait me demander. Coupable de n’avoir pas dénoncé les abus sexuels perpétrés au sein de sa congrégation et de ne pas les avoir signalés à la justice, il attend depuis avec ardeur de payer pour ses péchés, aspire à porter sa croix, à lancer ses confiteor, mea culpa, oui j’ai pêché, vraiment pêché, et tout le bataclan. Las… Implacables, les justices profane et religieuse laissent ses crimes impunis : le parquet n’ayant requis aucune condamnation contre lui, il n’a pu obtenir que six minables mois de prison (et encore, avec sursis, pleurait le cardinal), avant de voir le pape refuser une démission qui lui aurait enfin permis d’expier ses fautes. L’empathie médicale l’emporte peu à peu sur ma répugnance. Cet homme a besoin de soin et je comprends soudainement le propos du congé à durée indéterminée qu’il vient de prendre : le traitement punitif sera long et pénible.
– Philippe, Christian, Ignace Barbarin ?
– Oui ma fille, je veux dire ma docteure ?
– Êtes-vous sûr de pouvoir supporter ce protocole ?
– Hélas, toute souffrance me serait charité…
– Redites-moi ça autrement.
– Faites-moi mal…
– Bien. Vous l’aurez-voulu, dis-je en brandissant le médicament.
– Docteur, non ! s’exclame Marcel. Ce produit est dangereux, ses effets mal connus, vous ne pouvez pas…
– Marcel, nous n’avons pas le choix. Allons, courage. Déshabillez et désinfectez le patient et donnez-moi des gants que je prépare le protocole. Oui, Antigone, chérie, tu peux avoir le tissu violet, mais uniquement après stérilisation.
Je me suis félicité d’avoir mis un masque et j’ai ouvert le protocole. Sérotonine de Michel Houellebecq vous saute à la gorge dès les premières pages, un vrai festival de considérations immatures et inintéressantes sur des jeux de touche-pipi, autrement nommés sexualité masculine, le tout agrémenté de plaisanteries éculées qui ne font rire personne, et accompagné de procédés qu’un étudiant débutant en écriture créative rougirait d’employer : et que je te commence par une phrase nominale, et que je te raconte les récits possibles que je ne vais pas raconter pour te montrer comme j’ai l’écriture réflexive et plurielle, sans oublier l’implacable maladresse du style – qu’on lise si on a le cœur bien accroché : « Là plusieurs choses pourraient se produire. Si nous avions été dans une comédie romantique, j’aurais », etc. À chaque page on rougit pour l’auteur, on hésite, on ne parvient pas à décider si ce médicament a été écrit par un auteur génial capable de mettre en scène un narrateur aussi odieux que mauvais écrivain ou tout simplement par un mauvais écrivaillon qui se fait des frissons à bas prix en croyant choquer un lecteur qu’il parvient seulement à ennuyer. Cette question, qui peut avoir quelque importance pour la critique généraliste, est sans pertinence du point de vue de la médecine littéraire : dans tous les cas, ce livre est une punition.
– Ouille, a crié le cardinal Babarin.
– Implacable, j’ai continué le protocole.
– Et savez-vous le pire, Barbarien ? Le pire est que le médicament est juste assez bon pour qu’on n’arrête pas de lire, pour qu’on tourne les pages. On est pris au piège d’une fadeur qui vous entraîne – et on se retrouve à lire des horreurs sexistes, racistes, etc, sans plus trop s’en scandaliser.
– Noooooon, a hurlé Baratin.
– Docteure, il pagine ! a crié Marcel.
Mais il n’était plus temps de renoncer. Le traitement irait jusqu’au bout.
– Oui, même vous, tartinal Baratin, vous n’êtes pas assez homophobe et misogyne pour ne pas rougir de lire ces platitudes paresseuses sorties tout droit d’un cerveau abimé qui confond virilité et autoportrait en tête de nœud. Et ennuyeux avec ça, tout le temps ennuyeux même quand il est vaguement intéressant : tenez, prenez, pour votre pénitence, le merveilleux procédé de l’annonce plate. On vous annonce quelque chose bien lourdement (par exemple un personnage déprimé possède une arme à feu, ce qui laisse présager qu’il va en faire usage) et, bien lourdement, ce qui a été annoncé se produit : le déprimé armé se flingue. Ni suspense, ni surprise, juste une morne plaine un peu dégueulasse.
– Docteure, je ne sens plus son goupillon, a dit Marcel d’un ton anormalement calme.
– Maintenez-le en lecture artificielle : je n’en ai pas fini avec lui. Allez, Tartarin, un dernier coup de fouet pour la soif. Tout est lourd là-dedans ! Tenez, prenez la pose christique à la fin, le type qui comprend « le point de vue du Christ ». On a honte, terriblement honte, honte pour lui d’en être arrivé à tant d’inconsistante fatitude, honte pour soi d’avoir lu jusque-là. Mais laissez-moi vous lire, votre irrévérence, le passage complet…
– Cela ne va pas être nécessaire, docteure, a dit Marcel
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Le patient est mort.
– Ah ? Bon, peu importe, il était en état de grâce. Hildegarde, vous préviendrez les victimes et leurs familles.
Dre Sophie Rabau,
Ancienne Interne des bibliothèques de Paris
Professeure agrégée de médecine littéraire ancienne et moderne.
Cheffe de clinique en lutte à l’Université Paris 3.
Compétence en phoniatrie littéraire
et en médecine vétérinaire
Ordonnances littéraires
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