La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 13 Oct 2019
Dans les Confessions de saint Augustin, un détail m’a longtemps intrigué. Ce détail n’est pourtant pas rien puisqu’il s’agit de Monique, la mère d’Augustin qui suivit son fils d’Afrique en Italie, à travers toutes ses pérégrinations. Il devait exister une lettre où celui-ci confie son amour à sa mère.
Au Vatican, je réclamai une audience au Pape : Augustin n’était pas seulement un immense philosophe, c’était aussi un des Pères de l’Église. Celle-ci bien sûr me fut refusée. Dépité, je choisis de traîner mes guêtres dans la chapelle Sixtine. Le célèbre plafond ne retint pas longtemps mon attention qui fut détournée par la voix charmante d’un jeune garçon. Il guidait ce jour-là un troupeau de touristes américains. Je profitai du moment où tous avaient les yeux rivés sur les décorations pour approcher le jeune homme. Cosa vuoi ? me demanda-t-il avec une certaine effronterie. Je glissai un billet de deux cents euros dans la poche de son pantalon. Il se radoucit sur le champ et me caressa la joue d’un geste furtif. Mais au lieu des avances qu’il attendait sans doute, je lui parlai d’Augustin. Son visage s’auréola d’un sourire caravagesque. Il avait seize ou dix-sept ans peut-être. Ses cheveux bouclés, son teint hâlé, son air espiègle lui donnaient l’apparence d’un ange, à moins que ce ne fût celle d’un démon. Après avoir chuchoté un mot à l’oreille d’un vieux gardien affalé sur une chaise, il me prit par la main et m’entraîna à l’écart. Il extirpa alors de la poche de sa veste un parchemin en piteux état qu’il me tendit fièrement avant de disparaître comme par enchantement. Je tenais à la main une lettre d’Augustin à sa mère.

 

Lettre à Monique

Ary Scheffer, Saint Augustin et sainte Monique (1846)Qu’est-ce que l’amour d’un fils pour sa mère ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille répondre, je ne sais plus. Est-ce l’amour d’un homme pour une femme ? Mais l’homme aime la femme d’un désir concupiscent. Est-ce l’amour de la créature pour son Créateur ? C’est bien toi, Monique, qui m’a mis au monde et pourtant sans Lui je ne serais pas. Mystère de l’incarnation ! Qui saura donner un nom au trouble que j’éprouve quand ma mémoire ravive l’image de mes premières années alors que je n’étais qu’un enfant accroché à tes jupes ? Je voulais ne jamais te quitter. Quand tu allais au marché et que tu me laissais seul, que tu m’abandonnais, je ressentais une douleur cruelle. J’étais comme un roi dépossédé de son royaume. Vanité d’un enfant. Je te voulais toute à moi. Mais la joie que j’éprouvais chaque fois que tu me revenais imprima en mon esprit la première image du bonheur. Et maintenant, quand j’attends une femme, une maîtresse qui torture ma chair, lorsque enfin je la vois surgir parée de tous les atours de la luxure, la joie que j’éprouve me ramène encore à toi. Mais ce bonheur que j’ai connu entre tes bras, que j’ai lu dans tes yeux, que j’ai ressenti sous la caresse de ta main, ce bonheur que je recherche à travers celles qui ne sont que les images imparfaites de ta beauté pleine de grâce, ces idoles que je multiplie dans l’espoir vain et malin de retrouver un peu le plaisir de cette première joie, ce bonheur n’est qu’un tas d’immondices où je me vautre au milieu des tourments. Mon âme enflammée est chaque jour à l’épreuve et je cherche le matin, à midi, le soir, et tard encore dans la nuit une douceur, une félicité, un havre de paix où apaiser mon inquiétude. Tu me souriais, tu t’occupais de moi, tu pardonnais mes caprices, ma méchanceté d’enfant. Ô mon Dieu ! Tu guidais mes pas et je ne le savais pas. Combien de fois me suis-je détourné de Toi en adorant celle qui voulait simplement à travers ses baisers me ramener vers Toi ? Combien de souffrances, de faux plaisirs ai-je connus avant de détourner mon regard d’une chair que je croyais aimable alors qu’elle n’était qu’un corps de mort ? Comment expliquer l’amour de l’homme ? Qui me le dira ?

[passage illisible, ndlr]

Tu as tenté très tôt de m’instruire dans la vraie foi, tu me sermonnais chaque fois que j’allais écouter les sermons des Manichéens. Tu te mis en colère le jour où mon père voulut me marier après avoir vu les premiers signes de ma virilité. Le clou du désir attachait déjà mon âme à un corps que je ne pouvais maîtriser. Mon père avait en vue quelque charmante jeune fille de Thagaste. Tu me réservais pour un autre amour. Mais je ne le savais pas. Sourd et aveugle, je me croyais clairvoyant, j’écoutais avec avidité le chant des sirènes qui m’appelaient à la fornication. Ma volonté était perverse. Dès le jour de ma naissance, j’avais fauté. Serais-je mort avant d’avoir poussé le premier vagissement que le mal aurait pourtant été en moi, tant est ancienne notre faute. J’aimais le mal pour le mal. Est-ce ainsi que je t’aimais ? Mais tu étais toute bonté et tu patientais en silence. De tes lèvres ouvertes sur mes demandes incessantes s’écoulait Sa voix. Mais je ne l’entendais pas. Ce qui attisait ma convoitise était moins le monde qu’Il a créé que le goût de l’interdit. Le jour où, avec quelques camarades de mon âge, je volai des poires, ce n’était pas pour m’en délecter mais par plaisir de les voler. Ces poires n’avaient rien d’aimable : c’étaient de pauvres fruits, tachés et mal formés, mais je voulais les prendre car il ne le fallait pas. Ma dégradation m’enivrait, je me délectais de mes turpitudes. Après avoir volé ces poires, nous les jetâmes aux porcs, tant était grande notre malignité. Mais toi, ma mère, quand je t’aimais comme seuls les enfants savent aimer, est-ce toi que j’aimais ou l’inceste que je désirais ?

[La suite de cette lettre semble avoir été volontairement endommagée. Elle est illisible, ndlr.]

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