Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Händel, Bach, Scarlatti : tel est l’ordre (février, mars, octobre) dans lequel sont apparus ces trois bébés prometteurs en l’an de grâce 1685. Une bonne année : ils eurent tous trois ce pouvoir magique de nous envoyer en l’air — ou de nous réduire à l’état de serpillère — avec trois notes !
S’il fallait les résumer d’un mot, le premier serait un musicien de cour, le deuxième un musicien d’église et le troisième un anarchiste. Mais derrière le Water Music de Händel et ses multiples opéras se cachent d’admirables Suites pour clavier, comme veillent, derrière les cantates et les grandioses Passions de Bach, les fascinantes variations Goldberg. Voilà peut-être, dégagée des complications orchestrales et des effets spectaculaires, l’essence de leur musique. Scarlatti, lui, s’est presque exclusivement consacré à l’écriture de sonates pour clavecin, sans tambours ni trompettes.
Händel a rencontré Scarlatti. Bach n’a rencontré personne. C’est du moins ce qu’avancent la plupart des musicologues. Scarlatti reconnaissait à sa musique “le Saxon” Händel entre mille, et ils gardèrent l’un pour l’autre, jusqu’à la fin, une touchante dévotion. La légende raconte qu’on les opposa en 1709, à Rome, dans un duel musical, jeu absurde au vu de la qualité des concurrents, et dont on ne veut surtout pas connaître l’issue ni le commanditaire.
En revanche, le splendide isolement de Bach peut être mis en question : une curieuse coïncidence fait qu’il a, en 1741, deux ans après la publication des 30 Essercizi de Scarlatti à Paris et Londres (ils étaient donc disponibles en Allemagne), éprouvé le besoin de publier ses 30 variations Goldberg. Variations qui s’achèvent, autre coïncidence, sur un clin d’oeil musical, un quodlibet de chansons populaires sans rapport avec le reste, comme les Essercizi se terminent sur une “fugue du chat” sans rapport avec les sonates qui la précèdent : Bach aurait-il composé là une “réponse” à Scarlatti ?
Le thème commun est la symétrie. Au sens de Scarlatti, il s’agit souvent, comme dans la sonate 1, de répéter deux fois en deuxième partie le motif exposé dans la première afin d’équilibrer plus ou moins la sonate, comme on mettrait des poids sur les plateaux d’une balance. Au sens de Bach, il s’agit non d’équilibrage au feeling, mais de mathématiques pures : les variations sont classées par groupes de trois, la troisième étant un canon (all’ unisono, alla seconda, alla terza, etc. jusqu’à 10), et dans chaque canon la fréquence augmente d’un intervalle jusqu’à se retrouver à l’octave. Et ce n’est pas tout. La structure de chaque canon est définie par deux choix ternaires dont toutes les combinaisons sont explorées systématiquement : celui du nombre de notes par mesure (2, 3 ou 4) et celui de la nature des notes (duolet, triolet ou quartolet).
Les Essercizi, bien plus divers, n’obéissent pas à des lois aussi inflexibles, mais, y regarder de plus près, les préoccupations des deux musiciens se croisent étrangement : quand Bach, pour atténuer la rigueur mathématique de ses variations, intègre dans la dernière deux chansons populaires, Scarlatti fait exactement le contraire en achevant les siennes sur… un objet mathématique. Le motif initial de la fugue du chat, en effet, revient à 10 reprises, mais à chaque fois avec un certain retard qui ne cesse de s’accroître, d’où l’impression d’étirement de la durée et de complexité croissante. Chronométré et porté sur un graphe, le temps de retour du motif donne une courbe ascendante : une superbe parabole. S’ils ne se sont pas physiquement rencontrés, au moins Bach et Scarlatti se sont-ils mathématiquement croisés.
Les 3 “sonates” de la semaine
Les sonates pour clavier de Händel se transportent mieux au piano que les sonates de Scarlatti. Surtout sous les doigts de Racha Arodaky, “qui adore quand ça chante”. On peut aussi écouter avec bonheur les deux CD Händel (retirés de Youtube suite à la publication de ces chroniques) d’un certain Keith Jarrett.
Ensuite les variations Goldberg par Gustav Leonhardt (le quodlibet va de 44 à 45). Ne ratez pas non plus celles de Pierre Hantaï, qui a par ailleurs enregistré trois remarquables CD de Scarlatti.
Enfin, comme si un chat marchait sur le clavier… ou comment de quelques notes peut germer et s’épanouir une forêt tropicale : la fugue du chat, trentième et dernière pièce des Essercizi, par Anne Queffélec.
Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes
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