Nouvelles d’un monde ancien. Qui rit ici ? Qui pleure là-bas ? Personne, tout le monde, vous peut-être. Une semaine sur deux, une nouvelle pour en rire ou en pleurer.
Je ne sais plus qui au journal m’avait envoyé voir cet homme, pas plus que je ne me souviens de la raison pour laquelle j’avais accepté de faire cet entretien. La curiosité peut-être, ou alors le désœuvrement. Baltar m’a ouvert dès que j’ai frappé, à croire qu’il m’attendait derrière la porte. Son atelier était un vaste foutoir, j’y suis entré sur ses pas en veillant à ne pas marcher sur les toiles étalées à même le sol — au moins une vingtaine à vue d’œil, soit une sacrée somme d’argent vue la cote de l’artiste. Il m’a guidé jusqu’à un fauteuil près de la fenêtre et s’est assis en face de moi sur un tabouret, légèrement en surplomb. Il avait l’air extrêmement las.
— Ainsi vous vouliez me parler, jeune homme ?
— Eh bien, comme je vous l’ai dit au téléphone, nous aimerions publier votre portrait et…
— Qu’est-ce que vous connaissez à la peinture ?
L’entrée en matière était un brin abrupte. Si j’avais été franc, j’aurais répondu en un mot : rien. Cependant je craignais que cet aveu ne mette un terme immédiat à l’entretien, et je savais que cette heure d’interview n’avait pas été facile à décrocher. Baltar n’avait pas parlé à la presse depuis plus de vingt ans, or la première grande rétrospective de son œuvre allait s’ouvrir au Grand Palais deux semaines plus tard.
— Ce n’est pas pour les tableaux que je suis venu mais pour que vous me parliez de votre vie, de vous, car nous souhaiterions …
— Ma vie, c’est mon oeuvre. Tout est là. Regardez (geste las de sa main gauche vers les toiles).
L’affaire était mal embarquée. Bêtement, j’ai jeté un coup d’oeil circulaire sur l’atelier et les toiles qui s’y amoncelaient, essayant de feindre l’intérêt, puis mon regard est revenu vers lui, vers son visage ravagé de tristesse, ses joues creuses, son front ridé comme une plage de sable, ses yeux incroyablement vifs. Il me toisait sans aménité. Nous sommes restés ainsi quelques secondes sans rien dire, à nous jauger.
— Votre œuvre est célèbre, mais de vous, on ne sait presque rien, c’est pour cela que …
Il s’est levé subitement et a disparu je ne sais où au fond de l’atelier. On peut dire que j’avais raté mon coup. Il est pourtant revenu quelques minutes plus tard, avec deux tasses de thé. Ces minutes m’avaient paru fort longues, j’avais même failli partir. Il s’est rassis sur le tabouret et, de nouveau, m’a fixé longuement sans parler. Puis il m’a tendu une tasse et s’est éclairci la gorge.
— Je … je suis malade. Vous ne le savez probablement pas mais je vais bientôt mourir. Une saloperie aux poumons.
Il a baissé la tête comme s’il voulait rassembler ses idées, ou se mettre à pleurer, peut-être. Il a repris :
— Je n’en ai plus pour très longtemps, ils me l’ont dit. Je n’ai plus de temps à perdre. Vous non plus, j’imagine.
J’étais abasourdi. Ce type allait être célébré comme aucun peintre vivant avant lui, et voilà qu’il me confiait qu’il allait mourir. Au moins je ne ressortirais pas d’ici les mains vides — oui, c’est le genre de pensées qui vient aux détenteurs de carte de presse, même dans les pires circonstances, surtout dans celles-ci en vérité.
— Vous voyez tout cela (nouveau geste de la main), eh bien c’est de la merde. Mes toiles c’est de la merde, ma vie c’est de la merde. Tout est de la merde.
Je ne sais plus quelle idiotie j’ai commencé à balbutier, mais il m’a interrompu aussitôt.
— Le mois dernier, j’étais à Washington, à la National Gallery of Art, vous connaissez peut-être. Je parcourais les salles, il y en a sur des kilomètres. C’est bourré de trucs insignifiants, je courais presque tant ce vaste déballage me faisait mal aux yeux. Et puis tout d’un coup, je l’ai vue. Je l’ai vue !
Longue pause durant laquelle je me suis rendu compte que je n’avais pas mis mon magnétophone en route. Je n’en avais pas eu le temps, et maintenant c’était trop tard, je n’oserais plus. Quant à prendre des notes …
— Je l’ai vue de loin, d’abord son grand chapeau rouge, vaporeux comme un nuage. Je me suis tout de suite approché. Alors j’ai vu ses lèvres, ses yeux, sa peau et j’ai cru que j’allais me mettre à pleurer. Pas de tristesse, pas de joie, mais simplement parce que j’étais profondément ému. Ému comme je ne l’avais jamais été de ma vie, de toute ma vie. Oh ces lèvres entrouvertes… La Joconde à côté, ce n’est rien, c’est une nature morte. Mais elle ! Cette jeune fille ! J’ai su tout de suite qu’elle m’attendait, et maintenant elle me disait : eh bien, mon coco, tu auras mis du temps à venir me voir, qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps-là ? Mais rien ! Je n’avais rien fait ! Enfin, j’avais fait de la merde …
Cette fois, j’ai cru qu’il allait pleurer pour de bon. Cependant je ne voyais pas très bien où il voulait en venir, ni de quoi il me parlait au juste.
— Je suis resté devant le tableau pendant au moins une heure, en transe. J’étais à la fois formidablement heureux et totalement désespéré, je ne sais pas comment vous expliquer cela. Et là j’ai compris ce qu’a ressenti Stendhal en sortant de l’église Santa Croce, et là j’ai compris ce que Leonardo a écrit sur la beauté, vous savez, l’oeil qui sert de fenêtre au coeur humain par où l’âme contemple la beauté du monde. C’est tout à fait cela : le génie ouvre l’œil, et ensuite l’œil ouvre le cœur, et ensuite… Ensuite on en chiale.
Désormais Baltar pleurait, vraiment, sans même chercher à essuyer ses larmes. J’étais extrêmement gêné, mais lui s’en foutait, de moi et de chialer. Il aurait pu parler à un mur. Il était ailleurs. Il était à Washington devant La fille au chapeau rouge de Vermeer, comme j’ai fini par le comprendre.
— Je n’en avais vu que des reproductions sur papier glacé, c’est-à-dire que je n’avais rien vu. Là, tout me sautait aux yeux, les reflets sur ses boucles d’oreille, la lumière dans son regard, sa peau mate. Sa surprise en me voyant ! Moi, pauvre vermisseau qui arrivait si tard, pauvre tâcheron qui aurait dû se traîner à ses pieds. Pas aux pieds de la jeune fille hein, d’ailleurs je l’aurais rencontrée en chair et en os que je lui aurais à peine accordé un regard, enfin j’exagère un peu. Mais c’est aux pieds de Vermeer que j’aurais dû me prosterner ! Parce qu’entre cette fille et moi il a réussi en quelques coups de pinceau à tisser mille fils d’or, mille rayons de lumière, mille sentiments, mille… Oh je ne sais plus, je ne peux plus…
Il a soudain semblé se souvenir de ma présence.
— Je vais mourir et je ne laisse rien, vous imaginez cela ? Oh, peu vous importe à vous, vous vous en foutez sans doute. Ne le prenez pas personnellement hein, je veux simplement dire que tout cela ne vous concerne pas. Je vous raconte cette histoire parce que vous êtes là, parce qu’il faut bien que je la raconte à quelqu’un. Euh, est-ce que vous connaissez Vermeer ? Un peu ?
Oui, un peu, comme tout le monde. Il se trouve que j’avais vu le tableau dont il parlait lors d’un reportage à Washington quelques années auparavant et, bien que ma culture picturale fût à peu près nulle, j’avais moi-même été troublé, sans parvenir à mettre des mots sur mon trouble. Je m’étais interrogé sur cet orage d’irrationnel qui me tombait dessus à cause de quelques gouttes de peinture déposées sur une toile de lin, il y a des siècles, par un type dont on ne savait à peu près rien. Je l’ai dit à Baltar à peu près en ces termes. Tout à coup il a paru me trouver moins insignifiant.
— Vous l’avez vue ! Vous l’avez vue ! Et elle vous a parlé ?
Je n’ai su s’il fallait prendre sa question au pied de la lettre, ce qui eût été inquiétant, ou métaphoriquement. J’ai opté pour la métaphore.
— Oui, elle m’a parlé, mais pas aussi directement qu’à vous apparemment.
— Qu’est-ce qu’elle vous a raconté ?
— Que voulez-vous dire par là ?
— Eh bien ses mots ! Quels ont été ses mots ?
Aïe, j’avais fait erreur : ce type était vraiment dingue.
— Quand je dis parler, je ne veux pas dire qu’elle s’est mise vraiment à me …
— Ne me prenez pas pour un crétin ! Qu’est-ce que vous avez ressenti ?
Bon, je n’avais pas affaire à un fou, mais si je voulais que cet entretien dure encore un peu, il allait me falloir renvoyer la balle, argumenter, essayer de construire à mon tour une image, or je me sentais terriblement peu armé pour ça.
— Eh bien j’ai trouvé ce tableau extrêmement, comment dire, sensuel. Je ne l’ai plus tout à fait en tête, mais le principal souvenir que j’en garde, ce sont ces lèvres brillantes, humides, et puis la manière dont est peint le chapeau. Une manière un peu impressionniste, je crois. Et les boucles d’oreille, en effet …
Mais Baltar ne m’écoutait plus. Il était de nouveau avec la jeune fille, il la voyait, il la reniflait. Son regard s’était perdu dans sa tasse de thé au fond de laquelle il devait contempler, comme dans les restaurants chinois à l’heure du digestif, des formes envoûtantes. Je me suis arrêté de parler. Il a levé le nez avec un air de profonde détresse.
— Et toute cette merde-là (nouveau geste vers les toiles, de moindre amplitude), qu’est-ce que ça vous inspire ?
— Je… j’aurais du mal à le dire en quelques mots. Disons que…
— Ne vous fatiguez pas. C’est du rien, du moins que rien. Un triste néant.
Le tableau le plus proche, sur lequel mes yeux s’étaient arrêtés pour tenter de trouver un début de réponse à sa question, était une pure abstraction, un assemblage de vagues figures géométriques noires sur un fond gris, aussi indéchiffrable que la plupart des autres toiles de cet homme que les critiques célébraient pourtant comme « des surfaces âprement labourées, au magnétisme aimantant le regard de l’obscur au clair ». Ils avaient peut-être raison, les critiques, mais, de toute évidence, le peintre ne partageait pas leur enthousiasme. Moi non plus, à vrai dire. Il n’y avait rien là-dedans qui fisse réellement ouvrir l’œil, et encore moins le cœur.
Comment se faisait-il que Baltar ne s’en rendait compte que maintenant ? Pourquoi s’était-il échiné durant plusieurs décennies à barbouiller inlassablement de sèches et vaines abstractions ? Était-ce vraiment Vermeer qui lui avait ouvert les yeux, au moment où lui-même s’apprêtait à les refermer ? N’était-ce pas plutôt l’amertume du grand âge ou un éclair de lucidité tardif ?
J’étais désolé pour lui, et plutôt content pour moi : j’avais été présent lors de ce moment de vacillement, j’allais pouvoir le raconter. Sauf que non, hélas !
Baltar s’était calmé. Son visage avait repris l’aspect las et fermé qu’il avait en m’accueillant une heure plus tôt.
— Je crois qu’on va s’en tenir là jeune homme, si vous le voulez bien. Je suis fatigué.
— Mais nous devions…
— Nous devions rien du tout. C’est terminé. Allez ouste, allez-vous en ! Dehors !
Baltar m’a quasiment poussé vers la porte, et avant de la refermer, il m’a prévenu :
— Je souhaite que vous n’écriviez rien de tout ce que je viens de vous dire. Non, je ne le souhaite pas, je l’exige ! Tout cela doit rester strictement entre nous.
Vous imaginez ma déception. J’ai tenté de discuter mais il m’a claqué la porte au nez.
*
Baltar est mort deux mois plus tard alors que sa rétrospective parisienne battait son plein. Ce fut dans la presse des étranglements d’admiration, des éloges superlatifs, des torrents de pleurs versés sur ce géant de l’art contemporain qui nous quittait si abruptement au moment de son sacre.
J’ai hésité. La disparition du peintre me déliait de mon engagement, je pouvais maintenant raconter cet entretien hallucinant. Je ne l’ai pourtant pas fait. D’une part parce que j’ai eu peur de ne pas être cru. D’autre part, et ce fut sans doute là la raison essentielle, parce que, carte de presse ou pas, j’avais été ému par le désarroi de cet homme. J’aurais eu le sentiment de le trahir.
Si je témoigne ici aujourd’hui, c’est parce que je sais que cette histoire restera entre nous, n’est-ce pas ?
Édouard Launet
Nouvelles d’un monde ancien
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