“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Symboliquement, comme pour marquer la fin d’une anomalie, la dernière journée de la phase aller a vu la défaite des deux dauphins du Paris Saint-Germain, le SCO d’Angers (1-0 à Saint-Étienne) et le Stade Malherbe Caen (0-3 à domicile contre le leader), et l’AS Monaco leur passer devant au classement, rétablissant ainsi une forme de logique dans le championnat : la logique économique.
Désormais, les deux premiers budgets de Ligue 1 occupent les deux premières places et le troisième, l’Olympique Lyonnais, n’est qu’à quatre points du podium : enfin une bonne nouvelle pour tous ceux qui pensent le football en termes d’argent, et dont les arguments en faveur de la réforme du système de relégation, que la Fédération vient d’ajourner, ont été temporairement mis à mal par les bonnes performances de ces deux petits clubs parmi les moins riches de l’élite.
“L’élite”. Le mot est lâché. Jamais il n’aura été aussi justifié pour désigner les clubs de première division. En prétendant réduire à deux le nombre de montées et descentes, premier pas vers leur projet de ligue fermée, les présidents des clubs professionnels comptent transformer la Ligue 1 en un club privé où l’on n’est admis que sur justification de patrimoine. La ligue fermée, c’est la logique du VIP appliquée au football, c’est l’entre soi des puissants et la facette médiatique de notre système de castes. Car ce qui se joue dans le football ne fait qu’illustrer des dynamiques sociales : un football élitiste dans une société des élites. La ligue fermée est à l’image des gated communities, ces quartiers résidentiels surveillés où se barricadent les plus riches : le symptôme d’une fracture sociale, d’une société qui se segmente et d’une défiance à l’égard des plus démunis. A la différence près que, derrière leurs hauts murs, les privilégiés des gated communities sont invisibles : dans le football, ils se donnent à voir, et qui plus est vivent du spectacle qu’ils prétendent donner.
Or, jusqu’à la trêve, cette saison réduit à néant le seul argument des amis de Frédéric Thiriez. Le président de la Ligue Professionnelle aux très aristocratiques moustaches, qui avait fermé les portes de la Ligue 2 au nez des amateurs de Luzenac en 2014, incarne en football ce que son ami l’ex président Nicolas Sarkozy représente en politique : l’obsession de la rentabilité, lui qui mène la croisade contre les cotisations sociales des clubs. Néanmoins, c’est de spectacle dont il prétend se soucier, selon une logique fallacieuse : l’attractivité du football repose sur le spectacle, et plus d’argent assure plus de spectacle. L’inconstance de Marseille, l’apathie de Monaco, les contreperformances de Lyon et le jeu résolument offensif pratiqué par Nice ou Lorient viennent cette saison contredire la deuxième partie de la proposition ; quant à la première, elle relève d’une logique du panem et circensem typique du mépris dans lequel ces gens tiennent les aspirations populaires.
Le spectacle qu’on achète avec de l’argent ne satisfait pas le supporteur, pour lequel l’intérêt du football repose sur le mythe de David et Goliath, autrement dit du Petit Poucet. Dans d’autres sports triomphent les plus grands, les plus forts, les plus lourds : pas au football. Ainsi s’explique sa popularité dans de nombreux pays malmenés par l’histoire, d’anciennes colonies, des nations pauvres, qui y devinent l’opportunité d’une revanche. Le football renverse les hiérarchies : telle nation de petits hommes à la peau mate triomphe de géants blonds nordiques, telle autre du tiers-monde écrase une superpuissance, une ex colonie terrasse son ancienne métropole, et les États-Unis tendent l’autre joue. Le football remplit la fonction que Mikhaïl Bakhtine attribue au carnaval du Moyen-Âge, à propos de Rabelais : le renversement temporaire des hiérarchies, une éphémère mais salutaire explosion de subversion au cours de laquelle ce qui est généralement en bas se retrouve en haut, et vice-versa. Alors, si la possibilité de prendre leur revanche sur les puissants et les riches leur est offerte, même temporairement, même symboliquement, qu’importe le spectacle aux petits et aux pauvres, en comparaison ? Dans l’opposition du carnavalesque et du spectaculaire, ce sont deux logiques de société qui s’affrontent…
Si Goliath revenait aujourd’hui des temps bibliques, le règlement de la Ligue Professionnelle ne l’autoriserait pas à défier l’armée d’Israël, ni David à relever le défi. Pas la même catégorie, pas la même classe, et David n’est qu’un berger, pas un guerrier. Quant à Goliath, c’était un philistin : dans la société des élites, il n’est pas le seul…
Sébastien Rutés
Footbologies
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