C’est l’histoire d’une nuit passée sous la tente, au bord de la Durance pas loin d’Avignon, en compagnie de Jean-François Stévenin. Une nuit décisive pour moi.
L’histoire commence quelques années plus tôt, je devais avoir treize ans. J’accompagnais mes parents chez des amis, rue d’Assas dans les beaux quartiers. Nous venions de la rue de la Fontaine au Roi dont on disait qu’elle connut la dernière barricade de la Commune. Charlotte et Raymond Guilloré n’ouvraient pas leur porte, c’était un majordome en gants blancs qui officiait. Raymond était un complice de mon père dans l’équipe des animateurs de la revue La Révolution Prolétarienne qu’avait fondée Pierre Monatte en 1925. D’autres amis de mon père y écrivaient, Alfred Rosmer, Albert Camus, Daniel Martinet. Charlotte dans sa jeunesse étudiante était partie en Russie en 1917. Venu là, comme elle, faire la révolution, un jeune serbe nommé Wislaw Vujovic tomba amoureux de la petite française. Un fils, Pierre, naquit de cette union révolutionnaire. L’Histoire retient que Wislaw Vujovic fut assassiné par les sbires de Staline. Son fils, Pierre Vujovic, devenu comédien choisi de prendre pour nom Michel Auclair. Revenue en France, Charlotte avait rencontré Raymond Guilloré et s’était remariée.
Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai pu comprendre comment Raymond, un instituteur assurément révolutionnaire et son épouse, biologiste dans une usine de cellophane, avaient un majordome à leur service. Michel avait aidé à l’achat de l’appartement rue d’Assas, et il avait sauvé de la misère cet homme dont les gants blancs n’étaient qu’un costume de théâtre. Michel intimidait mes parents, peu habitués à fréquenter des vedettes du spectacle. En 58 ils m’avaient emmené au théâtre voir Michel jouer dans une pièce de Giraudoux, Tessa la nymphe au cœur fidèle… À 13 ans le romantisme produit ses effet, j’ai dû rêver un moment d’être acteur et tomber amoureux de la jolie comédienne qui incarnait Tessa.
Charlotte et le majordome prirent leur retraite. Michel et sa mère achetèrent une maison au milieu d’un champ de lavande à Saint-Paul-en-Forêt dans le Var. J’y allais souvent l’été aider à la récolte. J’enfournais la lavande dans ma petite 2CV. Unikum, le schnauzer de Michel, sautait dans la voiture qui remontait le champ. Devenu fou d’amour pour les 2CV, Unikum les coursait toutes après mon départ, une grosse berline à contre sens mit une triste fin à son addiction.
Raymond et Charlotte avaient de nombreux amis qui passaient l’été à Saint-Paul-en-Forêt. L’un d’entre eux, Stévenin, avait un fils, Jean-François. D’un an plus âgé que moi, il m’apparaissait comme un vieux. Lui aussi admirait Michel Auclair et son désir d’acteur s’accompagnait de ses récits vibrants d’aventures dans les forêts du Jura. Avec ses parents, il habitait Lons-le-Saunier.
Jean-François m’impressionnait. Avec mes parents nous étions allés rendre visite aux Stévenin à Lons. Le “vieux“ courait les bois, partageait les jeux des petits gitans de la région et lisait Voyage au bout de la nuit.
Après le bac j’avais commencé des études de physique et la fac d’Orsay accueillait ma peine et mes rêves de photographie. Ma route en 2CV passait par Jouy-en-Josas et je m’arrêtais de temps en temps pour bavarder avec Jean-François qui étudiait à HEC. Il me parlait de cinéma, de ses projets, de sa rencontre avec Louis Malle. Son amour du cinéma dépassait largement celui du commerce et il me racontait qu’il serait assistant sur Le Voleur de Louis Malle. Il me déclamait déjà une réplique du film, « je fais un sale métier et je le fais salement ! »
À Orsay je m’étais lié d’amitié avec un couple de retraités qui tenaient la coopé des étudiants. Originaires d’Avignon ils m’avaient proposé de m’héberger pendant le Festival où j’avais décidé de faire des photographies. J’y suis allé trois années de suite après 1965 et commençais à photographier.
Mis en scène par Roger Planchon, Michel Auclair jouait Tartuffe à Avignon en 1967. Placé au premier rang j’avais réussi une bonne photo de Michel face à Elmire (Anouk Ferjac). Après le spectacle, à deux pas du Palais des Papes, place de l’Horloge, je rencontrai Jean-François. Une longue conversation suivit autour d’un verre et ne pouvait se conclure sans qu’il ne m’invite à l’accompagner à son campement sauvage qu’il avait installé au bord de la Durance. Jean-François parlait déjà de ce qui serait son premier film, Passe montagne, récitait des passages entier du Voyage au bout de la nuit, pouvait passer une heure à parler de Johnny qu’il aimait jusqu’à le faire tourner plus tard dans Mischka, son troisième film. La nuit passait sous les étoiles provençales. Et c’est cette nuit là, après qu’il m’eut convaincu qu’il fallait vivre ses envies, qui me décida à abandonner la physique pour la photographie. Au matin Jean-François plongea dans l’eau-vive de la Durance et chopa d’une main la truite que nous partageâmes pour petit-déjeuner. La nuit avait été décisive, je serai photographe !
Je regrette de n’avoir pas su photographier cette nuit comme je regrette la perte d’une partie des négatifs de ces débuts, la photo de Tartuffe s’y trouvait. Hasard objectif, au moment où j’écris ces lignes, je rencontre dans notre quartier Alain Cavalier. Il me raconte que c’est le frère de Louis Malle qui lui a présenté Jean François Stévenin et que sa faconde l’a convaincu de le prendre comme assistant sur La Chamade. Nous évoquons sa vie d’acteur, ses trois films si personnels, son amitié jusqu’aux derniers jours à Meudon avec Lucette Destouches, ses dithyrambes sur Johnny…
Alain a encore déjeuné avec lui il y a trois semaines. Jean-François se moquait de son énième cancer. Mais pour lui une autre nuit aura été fatale.
Gilles Walusinski
Cinéma
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