Le genre idéal est noir. Comme un polar, un thriller, une enquête judiciaire ou un roman naturaliste. Et c’est de l’humain, de la tragédie grecque, du meurtre, en série, passionnel, accidentel, d’État, ordinaire parfois.
Ce matin, j’écoute à la radio le chroniqueur culturel et j’essaie de comprendre pourquoi il m’énerve tellement. Sa voix ? La certitude émanant de sa posture de dire le vrai ? Cette façon mondaine de labelliser des invités qu’il décrédibilise de son enthousiasme ? Je m’étonne moi-même d’une telle intransigeance. Peut-être n’est-il qu’un insupportable moi-même ? Un Dorian Gray radiophonique, commentateur lisse d’un monde orphelin de sa vitalité sans même le souvenir d’une formidable étreinte.
La colère est mère de l’injustice. Ce chroniqueur n’y peut rien. Non, ce n’est pas sa voix. C’est, comme une arrogance impossible à cerner, qui n’offre aucune prise ni à lui qui parle, ni à moi qui écoute. Des friselis de surface. Des bouillonnements esthétiques dans une petite casserole. Un vide qui occupe la place.
Ce matin, j’éteins la radio et je cherche à comprendre. Je cherche à comprendre pourquoi, en 113 pages et des chapitres courts, le roman d’Antoine Bréa est toujours dans ma tête. Unwer K, Ahmet, Madame S, Mademoiselle G, Sehnaz, et Annie, massacrée dans un bois du Jura à l’été 1994, aspergée d’essence, retrouvée par un couple de paysans, comme habillée de rouge tant elle était brûlée, et par laquelle dramatiquement tout commence. Non, ce n’est pas la violence du fait divers qui a fait ce nid entre mes tempes où se love l’histoire. Récit d’un avocat parle de gens vivants, ou qui l’ont été, et le fait avec respect et précision. Il rend intelligibles des personnes difficiles à comprendre. Le narrateur doute, souffre souvent, et tire doucement à lui la chaise de la fiction pour s’asseoir à la table des réalités.
En 1996, deux immigrants kurdes sont condamnés par la cour d’assises du Jura pour le meurtre sauvage d’une femme de vingt-cinq ans laissée pour morte après avoir été violée. Peu de choses ensuite, dans ce roman aux faux airs de récit pénal, sont entièrement imaginaires. Un avocat en proie à des phobies et bien loin du prestige des joutes oratoires se retrouve malgré lui dans les coulisses de ce drame. Pas à pas. L’avant et l’après. De pièces de dossier en visites au parloir. Demandes d’asile. Mafia familiale. Turquie. PKK. Honneur. Alcool. Vendetta. Villages de montagne. Darknet. E.I. Captagon. France. Ambassades. Justice à deux vitesses.
Bien souvent, les romans de genre exposent l’indicible et décrivent le chaos avant de ramener l’ordre. Après la peur et le frisson triomphe la normalité. La morale est rappelée. Parfois le monde en sort plus lisible et ce n’est pas si mal. Parfois un texte est tout simplement bon et décale les règles. Impose le silence nécessaire au repos des émotions.
Ce matin, je me laisse porter par l’étrange pouvoir de ce récit. Il y a le doute et la fragilité. Il y a Sehnaz à la sœur exécutée en plein Paris que la vengeance dévore. Mademoiselle G qui sort de sa Fiat. Unwer prisonnier de son rôle et le besoin de contrôle d’un clan médiéval débordé par la peur des femmes. Mehmet, paysan kurde sans qualification arrivé dans le Bas-Rhin pour devenir un meurtrier. Il y a cette veille dame aux paupières de rides dans un salon privé. La délicatesse accompagne le noir. Les pages refermées de ce roman ouvrent le monde en deux comme une grenade pour y voir à l’intérieur la multitudes des alcôves humaines toutes reliées les unes aux autres. Ce qui se passe à Ville-sous-la-Ferté aura des répercussions dans la province de Sanhurfa. Ce qui arrive dans un hameau de l’Anatolie amènera en retour un homme à visiter la prison d’Ensisheim. Effet papillon. Que peuvent bien y faire tous les murs du monde ? Si “les sociétés ont les criminels qu’elles méritent”, observait Alexandre Lacassagne, précurseur de la police scientifique et de l’anthropologie criminelle, il en est sans doute de même avec leurs écrivains. Nous avons donc encore collectivement une chance et Brea en est une.
Lionel Besnier
Le genre idéal
Récit d’un avocat, d’Antoine Brea, éditions Le Quartanier
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