Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Le soir de la Saint-Sylvestre, je me suis portée volontaire pour la garde aux urgences de médecine littéraire. J’aime rendre service. Il faut dire aussi que depuis ma rupture avec Gilda, du service de chirurgie poétique, je suis un peu seule et préfère autant travailler pendant les fêtes. Le début de la garde a été assez calme avec les habituels bobos des soirs de réveillon : propos réactionnaires tenus sous l’effet de l’alcool à soigner avec du Louise Michel en injection ; disputes entre amis sur le gavage du canard qui ne résistent pas à quelques comprimés tirés du Bestiaire d’Apollinaire ; compresses de Jean Genet à appliquer sur des cas de coming out devant la famille réunie. Rien que de très classique à cette période de l’année. Pas de quoi me distraire de mes peines de cœur. J’en étais à me demander si je n’allais pas appeler Gilda pour lui souhaiter la bonne année, quand vers vingt heures mon oreille médicale s’est soudainement dressée. Je venais de reconnaître la voix d’un patient suivi régulièrement par le service. Il s’est récemment aggravé suite à une présidentielle aigüe et je redoutais depuis quelques jours qu’il ne décompense.
– M. Macon [1] a été admis ?, ai-je demandé à l’infirmier chef.
– Non il est en radio.
– Vous l’envoyez à la radio, sans l’admettre ? C’est quoi ce protocole ?
Mais Marcel (c’est le nom de l’infirmier-chef) m’a montré du menton le petit poste que nous conservons dans la salle de repos. Nous avons monté le son. Au début j’ai presque cru que M. Macon m’envoyait un message amical comme il arrive à certains patients reconnaissants de nos bons soins. Après avoir espéré que ses compatriotes se trouvaient en famille ou entouré de ceux qu’ils aiment, il évoquait en effet tous ceux qui sont aujourd’hui au travail parce qu’ils font partie des forces armées ou des forces de l’ordre, parce qu’ils sont médecins ou personnels soignants, parce qu’ils sont en charge des transports ou de la continuité des services publics. Je veux ce soir les remercier pour cet engagement. Marcel et moi nous sommes regardés, presque émus qu’il ait pensé à nous. Je me suis pris à espérer une sorte de rémission. Mais M. Macon s’est mis à me parler un peu trop personnellement pour ne pas m’inquiéter : Je sais aussi que plusieurs d’entre vous ce soir sont seuls, souffrent ou sont malades et je sais que dans ces moments de fête et de retrouvailles, cette solitude et cette souffrance sont plus dures encore à supporter. Je m’apprêtais à écraser une larme dans ma blouse blanche et Marcel (il en pince en secret et sans espoir pour la Dr P.) reniflait discrètement, quand le patient a perdu le contrôle : Alors à nos concitoyens qui sont dans cette situation, je veux dire qu’ils appartiennent à une grande Nation et que les mille fils tendus qui nous tiennent, sont plus forts que leur solitude et je leur adresse une pensée fraternelle.
– C’est vraiment gentil, a dit Marcel que j’ai connu plus perspicace dans ses diagnostics.
– Non Marcel, ai-je crié en me ruant sur mon stéthoscope, ce n’est pas gentil, c’est trop gentil, c’est poisseux, c’est mièvre, c’est écœurant. En un mot c’est sucré, trop sucré.
– Vous croyez vraiment ?
– Sans aucun doute : il nous fait un diabète sucré politique.
– Zut ! Juste le soir où on manque de personnel.
J’allais lui répondre que nous manquons de personnel tous les soirs mais la voix dans le poste a évoqué avec douceur la solidarité sur le sol national, l’exigence humaniste à l’international, et annoncé avec aménité qu’il aurait toujours respect et écoute pour ceux qui désapprouvaient sa politique. Il s’aggravait. Le taux de sucre rhétorique montait à vue d’œil. Le larynx baignait dans la guimauve. On était en train de le perdre. J’ai laissé le service à Marcel qui a l’habitude et réveillé l’équipe d’intervention mobile, en empoignant au passage notre kit d’urgence léger conditionné sur liseuse. Quand nous sommes arrivés à l’Élysée, le patient s’était encore dégradé. Il était en train d’embrasser l’ensemble des gardes républicains de service, tout en expliquant à un huissier d’origine bourguignonne qu’il comprenait la souffrance de son peuple. Je suis intervenue sur place avec les habituels antidotes dans les cas sucrés : 10 millilitres de Contes cruels (Laboratoire Villiers de l’Isle-Adam) en intraveineuse, accompagnés d’une injection des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Une fois Macon stabilisé, il a cessé de me caresser la joue en m’assurant de sa tendresse pour la Confédération générale du travail, et nous avons pu l’admettre en médecine littéraire pour entreprendre un traitement de fond. La symptomatologie était en effet plus étendue que je ne l’avais d’abord cru. Comme souvent la crise avait été précédée de signes avant-coureurs. L’anamnèse a notamment fait apparaître le 13 septembre 2017 une volonté, caractéristique du diabète sucré, de rassurer, consoler et entendre la colère des habitants de Saint Barthélémy ; dès le 26 août, le patient déjà touché par les premiers symptômes de sa pathologie avait en outre déclaré être « gentil avec les gens », ce qui évoque clairement un syndrome de Bisounours, toujours susceptible d’évoluer en diabète politique sucré. On ne tiendra pas rigueur toutefois à la cellule de médecine littéraire de l’Elysée de pas avoir été plus vigilante dans les débuts de la maladie. Dans les cas de polypathologie comme celui de M. Macon, l’excès de sucre est en effet souvent masqué par des manifestations acides. Mes confères ont pu être trompés par le taux d’aigreur contenu à l’analyse dans des vomissement sur les faux bons sentiments ou dans des éructations à propos du nécessaire durcissement du contrôle des fainéants qui abusent des droits au chômage. En outre, l’épidémiologie du diabète politique sucré connaît ces dernières années une telle expansion (hernie du care d’Aubry ; attaque de compassion de Sarkozy ; occlusion d’émotion dite d’Hollande) que le corps médical littéraire et l’entourage du patient ont tendance à trouver normaux des symptômes hélas annonciateurs de la crise que j’ai dû prendre en charge ce 31 décembre.
Dès le retour de mes consœurs, j’ai été déchargée de mes autres patients et ai pu entreprendre une recherche pharmacologique approfondie pour ramener le taux de sucre politique du patient dans des limites raisonnables. Car si l’on ne guérit hélas pas du diabète sucré politique, l’arsenal thérapeutique à présent disponible dans nos librairies permet de proposer aux malades des conditions de vie tout à fait acceptables pour eux et pour leurs concitoyens. Dans le cas de M. Macon, mon choix s’est porté sur un médicament conditionné par Marc Biancarelli sous le nom de Massacre des Innocents et proposé par les laboratoires Actes Sud. La densité en amertume, acidité, horreur crue et écriture du mal de ce produit m’a semblé pouvoir rééquilibrer l’excès de glucide dégoulinant décelé dans le discours du patient. L’intérêt du produit tient d’abord dans son premier chapitre qui permet d’attaquer le mal avec un traitement de choc : pour échapper à une terrible tempête digne des traitements épiques plus anciens, le Batavia, un navire hollandais en perdition, heurte des récifs. Ceux qui ne meurent pas noyés se trouvent naufragés loin de tout et n’ont pas plus qu’à attendre la mort. À vouloir se sauver on se perd : tout est amer comme la mer, rien n’est doux, sucré encore moins. C’est l’avantage de ce médicament que le saumâtre n’est jamais rééquilibrée par de la guimauve. Le héros principal, Jéronymus Cornelisz, est une ordure qui n’hésite pas – c’est le moins que l’on puisse dire – à massacrer et torturer les rescapés pour satisfaire son goût du pouvoir. Il faut dire qu’il a un passé tout à fait salé, et que lorsqu’on a étouffé son nourrisson de ses propres mains, on n’est pas à un massacre près. Comme il se doit dans ce genre de médicament, un personnage tente de résister à ce cruel bourreau, mais sans rien sucrer pour autant. Le bon ne vaut pas beaucoup mieux que le méchant, avec son passé de pilleur et autres exactions soldatesques. Même lorsqu’il combat le mal, il fleure le bon le salaud. Cette panacidité se retrouve dans l’intrigue que j’ai fait prendre régulièrement à M. Macon à raison d’un chapitre par jour pendant 18 jours (j’ai soigneusement évité de lui prescrire les remerciements de l’auteur, la seule chose un peu douce dans tout le remède). En une progression bien dosée, les événements progressent selon un protocole simple : dès que les choses semblent aller un peu mieux, elles empirent : Cornelisz, en un malheureux accès de bonté, hésite-t-il à occire un nourrisson pour la deuxième fois de sa vie ? Tout de suite son commis se charge de faire tuer l’enfant en lui cassant la tête avec un caillou. Tout tendance sucrée n’est donc représentée que pour être neutralisée et dénoncée, ce qui est tout à fait dans l’esprit de notre thérapie. Dans la même optique, on appréciera tout particulièrement l’action révélatrice du traitement : certaines vérités acides masquées par le mal dont souffre M. Macon y sont énoncées avec une clarté des plus bénéfiques. J’ai injecté au jour 11 du traitement le paragraphe remarquablement efficace que l’on trouve à la p. 189 : Certains disent, mon ami, que le temps du livre est déjà révolu, et que voici venu celui des comptes. La rentabilité, la production, voilà le maître mot dans notre nouvelle République. Le bénéfice de cette révélation saumâtre a été immédiat pour le patient et ses concitoyens. En fonction des particularités de son malade, chaque praticien trouvera dans ce remède les petites saloperies salées masquées par le diabète. Viol, torture, lâcheté, égoïsme, ambition démesurée, intolérance – le spectre thérapeutique du Massacre des innocents est remarquablement large. L’auteur du remède le conditionne, en outre, dans des petites phrases sèches et brèves comme des coups de fusil, ce qui permet une attaque ciblée des tumeurs sucrées. L’écriture remarquablement visuelle et picturale, chaque phase du traitement étant traitée comme un tableau, autorisera en outre la prise en charge d’éventuelles complications neurologiques par une action directe sur le cortex visuel. Au total, l’intérêt de ce protocole me semble indiscutable. Au jour 18, de son traitement, M. Macon était nettement moins sucré. J’ai même pu l’autoriser à rentrer à l’Élysée, quand Marcel m’a rapporté l’avoir entendu murmurer en se rasant un extrait de son traitement : « Qu’avait-il fait, au final, à part chercher à se sauver lui-même ? À qui avait-il pensé, enfin, pendant tout ce temps, et cette folle résistance, si n’était à sa propre personne ? »
Une surveillance en ambulatoire et une hygiène de vie rigoureuse devraient désormais permettre de contrôler le diabète politique sucré de M. Macon. Mais le mal est sournois. L’hypoglycémie et ses désastreuses conséquences (syndrome du cassetoipauvrecon) n’est jamais loin. Seule la vigilance du patient et de son entourage citoyen peut permettre d’éviter une réélection. La médecine littéraire ne peut pas tout : la résistance à la guimauve politique, c’est l’affaire de tous et toutes.
Dr Sophie Rabau
Ancienne Interne des bibliothèques de Paris
Professeur.e agrégé.e de médecine littéraire ancienne et moderne
Chef.e de clinique anti-sélection à l’Université de Paris 3
Compétence en phoniatrie littéraire
Ordonnances littéraires
[1] Selon un usage dont j’aimerais que mes consœurs le respectassent davantage, je me fais un point d’honneur de changer les noms des patients dans mes publications scientifiques.
Marc Biancarelli, Massacre des innocents, Actes-Sud, 2018, 304 p., 21 €
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