À dix ans d’intervalle, en 1982 et 1992, Gilles Walusinski s’est rendu à Brest pour honorer deux commandes du ministère de l’Équipement. Deux travaux documentaires, l’un dans le cadre d’une campagne de réhabilitation de logements insalubres, l’autre autour du thème Le port et la ville.
Septembre 1982, il fallait se hâter, terminer la mise en page du livre, lui trouver son titre, s’occuper de tout donner à l’imprimeur, tenir le budget… C’est à Paris que le livre se fabriqua. La réunion avec la directrice du PACT Finistère et la rédactrice en chef de la revue Habiter fut assez houleuse. Je tenais à signer les photographies, je voulais rendre hommage à Sylvain Legrand qui m’avait accompagné et guidé tout au long de mon séjour à Brest. Mais la directrice, la cliente est reine, tenait à ce que le livre fût une œuvre collective. Je compris qu’elle insistait à faire reconnaître son rôle de pionnière dans son association. Pour le titre, je proposais Quotidiens pluriels, nous fûmes tous d’accord.
La conversation devint plus rude alors que je proposais d’ajouter aux textes que nous avions rédigés, les conversations que j’avais notées pendant que je photographiais. Il ne reste de ces mots qu’une version édulcorée, le parler vrai inquiétait ma commanditaire. Les mots des pauvres peuvent paraître trop gros à ceux qui prétendent venir à leur aide…
Avec Sylvain, nous avions choisi de sortir de Brest, d’aller visiter ces familles qu’il assistait dans des villages proches. Le choix a été fait de ne pas nommer les lieux, on me dit que c’était manière de privilégier l’humain dans notre travail…
J’ai choisi de montrer ici trois familles. La première est celle d’une maman de deux garçons. Seule avec eux et un imposant berger allemand, la mère me faisait visiter sa cuisine toute neuve. Je me souviens de son récit superlatif en présence de celui qui avait été à l’origine de la rénovation, mon accompagnateur. Sylvain me dit plus tard que la maman avait une santé fragile qui ajoutait à son mérite d’élever seule les deux gamins sortis dans la cour jouer à la pétanque pendant que nous admirions la cuisine de ce logement social.
Dans un autre village nous avons visité une famille d’immigrés portugais installés dans une petite maison très modeste. Le père était fier de nous faire voir le garage qu’il avait aménagé près du poulailler et du bout de champ qu’il cultivait ; il nous invita à boire un verre. Les enfants jouaient, la télé marchait, sans doute sans discontinuer. Des trois enfants, le plus petit regardait un surfeur, son frère plus grand posait, tout frisé, avec un sacré sourire. La sœur aînée préférait la lecture. Sa maman me dit qu’elle travaillait très bien à l’école. Elle dit à son père : « Pourquoi tu ne mets pas de la pelouse à la place du poulailler ? ». Il répliqua :
« T’as déjà mangé de la pelouse ? ».
De retour à Brest, c’est dans le quartier de Recouvrance que Sylvain Legrand m’accompagna chez un docker au chômage. Trois enfants et leur jeune maman qui me disait avoir trente ans vivaient dans une maison presque insalubre, prêtée par la mairie.
« J’aurais bien fait des travaux, mais y vont refaire l’immeuble : ça fait quatre ans qu’on nous dit ça. Mais j’peux pas trop gueuler, vu que j’paye pas de loyer. Pourtant au boulot, j’gueulais, c’est pour ça que j’ai été viré. Le quartier m’plaît, j’y suis né, les gosses marchent bien à l’école ici, et pour faire les courses, c’est pratique, on peut envoyer la fille. »
En 1982, la famille déclarait 5000 francs de revenu annuel. Le père, anar, ne voulait pas adhérer à la CGT. Du coup le docker restait sans boulot. L’épicier faisait crédit à la fille.
J’avais choisi un petit appareil photo amphibie, l’air de rien. Dans les chambres régnait une pénombre salutaire pour cacher l’insalubrité, l’humidité et la pauvreté des lieux, je dus utiliser le petit flash intégré. La cour ensoleillée en cette fin d’été particulièrement chaude, permettait aux enfants de jouer, les poules et le chien cohabitaient…
Sylvain Legrand a su rester invisible et a mené la conversation pendant que je terminais cette dernière série, ma préférée.
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