Chaque nouvelle édition du festival d’Aix-en-Provence apporte dans son sillage une nouvelle rhétorique de la note d’intention. Voici quelques années, il était assez bien porté de dire que l’on n’aimait pas (Tcherniakov sur Carmen), voire que l’on désapprouvait catégoriquement (Warlikowski sur il Trionfo) l’opéra qu’on avait mis en scène. J’aimais bien, je l’avoue, ces metteurs en scène en colère contre l’œuvre.
Cette année, c’est autre chose: le cliché est à la mode, ou plutôt la chasse aux clichés. C’est contre le cliché d’une Salomé sensuelle et aguicheuse qu’Andrea Breth donne à voir sa Salomé désemparée, contre le cliché d’une lecture religieuse de Moïse et Pharaon que Tobias Kratzer en propose une lecture politique.
À cliché, cliché et demi
La Salomé de Breth trouve refuge dans MeToo, lieu commun car lieux pour toutes, mais lieu commun aussi du discours contemporain.
Et que dire du parti pris de représenter les Hébreux en migrants exilés en Méditerranée, de leur donner l’allure de ceux et celles que nous ne connaissons souvent que par des clichés photographiques et/ou artistiques? J’ai honte, pour moi, pour d’autres, de ce monde où nous savons si bien et si communément les représenter et si mal les secourir. Pour un accueil de merde, c’est un accueil de merde. Mais en beauté, la merde. Quant à la politique dont se réclame le même Kratzer, Diane Scott a montré qu’elle est par excellence le cliché avec lequel se débat le théâtre contemporain.
Sur-cliché
Pour nous défaire d’un cliché n’avons-nous que des sur-clichés?
Kratzer est plus malin que cela, qui combat son sur-cliché à l’aide de contre-clichés: à un art littéralement et platement politique, il oppose la gratuité spectaculaire de l’opéra de Rossini (son intermède dansé juste pour le plaisir, sa tempête-morceau de bravoure, sa traversée de la mer rouge à grands renforts d’effets scéniques) qui interroge sans mot d’ordre et la vanité de l’art et la vanité de l’action.
Contre-cliché
Et, à propos de spectaculaire, voici qu’il contre le cliché photographique des migrants morts en Méditerranée en noyant dans la Mer Rouge, à l’aide d’une vidéo et de figurants-sachant-nager, non pas les Hébreux migrants mais les Égyptiens pharaonesques transformés pour l’occasion en executive men and women, techno capitalistes en chemises blanches, escarpins et sac croco du Nil greenwashé.
La contre-image est inédite, belle, satisfaisante, utopique. Elle prend à rebrousse-poil le public du festival d’Aix, riche, forcément riche, du moins aux places d’honneur, et le fonctionnement hyperboliquement néoliberal d’un festival qui a inventé cette année l’horrifique concept de « Grande mécène d’exception » (s’est-elle aussi noyée dans la Mer Rouge, la grande d’exception?), qui ne cesse, sur ses affiches et autres panneaux lumineux, de dire merci à ses mécènes, un peu à la manière dont Macron dit merci à la même période aux pompiers qui éteignent le feu pour pas cher – dans les deux cas, ça donne et l’État ne paie rien.
Lieu commun
Le cliché enfin vaincu est à terre et demande grâce? Pas bien sûr…Car prendre son public à rebrousse-poil, c’est ce que fait le théâtre depuis Les Perses d’Eschyle au moins… Égratigner la salle mais ne pas la blesser car, après tout, elle paie, c’est même le b.a. ba de la mise en scène. Kratzer fait s’installer les Hébreux exilés dans la salle pendant qu’il noie les Egyptiens corporate. Cela ne dérange personne. Et sans doute aurais-je préféré que des exilés, des vrais, s’installent pour l’occuper dans le théâtre de l’Archevêché avec, de gré ou de force, la bénédiction financière de tous ces mécènes (merci, quand on aime on ne compte pas), qu’ils s’installent dans ce théâtre, y assistent avec nous, ou pas, à l’histoire des Hébreux et de Pharaon, y travaillent s’illes veulent mais pas gratuitement, un salaire valant bien des merci: l’opéra exige beaucoup de main d’œuvre et je ne doute pas qu’elle manque.
J’aurais préféré sans doute que le théâtre de l’Archevêché enfin gratuit – merci mécènes – devienne un vrai lieu commun.
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Salomé de Richard Strauss. Direction musicale Ingo Metzmacher. Mise en scène Andrea Breth – Festival d’Aix-en-Provence 2022
Moïse et Pharaon de Rossini. Direction musicale Michele Mariotti. Mise en scène Tobias Kratzer – Festival d’Aix-en-Provence 2022
1. No(rma) means No 2. Graves et romanée-conti 3. Chassez le naturel, il s’en va en courant 4. Débats lyriques (où le naturel revient au galop) 5. Clichés et contre-clichés (lieu commun)6. Un opéra, c’est une vie
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